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la raison philosophique, l’immutabilité de la tradition avec les besoins de la vie moderne de l’esprit. Et il a vu d’autre part que, dans tous les camps, on semblait prendre à tâche de compromettre le succès de cette conciliation. Les jansénistes faussaient la morale en l’exagérant, les jésuites la faussaient en l’adoucissant, les quiétistes la faussaient en la déplaçant de sa base. Son rêve, à lui, c’était, comme on disait alors, la réunion ; la réunion dans une seule église des catholiques et des protestans ; et c’est l’explication de sa vie publique tout entière. Il accepte la tradition, toute la tradition, mais rien que la tradition ; la tradition, c’est-à-dire les livres sacrés et la suite incontestée des enseignemens de l’église universelle ; toute la tradition, c’est-à-dire avec tous les mystères devant lesquels il faut plier son orgueil et soumettre sa raison ; mais rien que la tradition, c’est-à-dire aucune de ces surcharges dont on prétend l’embarrasser au nom d’une piété déréglée, c’est-à-dire aucune de ces subtilités par lesquelles on essaie de la tourner, c’est-à-dire aucune de ces inutilités qui viennent ajouter un mystère à tant de mystères. Je n’en veux citer qu’un exemple. Il n’admettait l’immaculée conception qu’à titre de croyance libre, qu’il appartenait à chacun de souscrire ou de ne pas souscrire. Aussi, toutes les fois que l’on voudra savoir les motifs de Bossuet pour prendre telle ou telle situation dans la controverse, n’allez pas chercher ailleurs, examinez sa conduite à la lumière de ce flambeau. S’il accourt, s’il combat, s’il s’acharne, c’est que l’on compromet quelque part la réunion ; mais souvenez-vous qu’au XVIIe siècle compromettre la réunion, c’est compromettre la tradition, et compromettre la tradition, c’est compromettre l’accord de la raison et de la foi, puisque c’est, ou diminuer notre liberté de penser en surchargeant notre foi d’un nouveau mystère, ou diminuer l’obligation de croire en livrant un mystère ancien à notre liberté de penser. J’ajouterai qu’il nous en a peut-être coûté que Bossuet n’ait pas réussi dans son œuvre, et qui sait ce qu’il pourra nous en couler encore ? Et il est certain qu’il n’a pas réussi.

Nous voilà bien loin du livre de M. Guerrier et de Madame Guyon. On nous pardonnera si nous avons voulu montrer que le sujet était vraiment digne de Bossuet et de Fénelon. C’est qu’il nous fâchait de lire, dans des histoires estimables, et jusque dans les préfaces des Œuvres de Bossuet et de Fénelon, que ces deux illustres adversaires avaient combattu pour des causes incapables aujourd’hui non pas même de nous passionner, mais encore de nous intéresser. « Querelles de moines ! » disait aussi Léon X, en apprenant que le nommé Tetzel et le nommé Luther se disputaient au fond de l’Allemagne. En effet, ce n’était qu’un peu plus de la moitié de la catholicité qui se détachait du saint-siège !


F. BRUNETIERE.