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il avait vite fait de vous traiter de bourgeois, ce qui était sa plus mortelle injure. Très doux néanmoins, malgré sa violence extérieure, crédule en outre et facile à duper, car, par cela même qu’il ne mentait jamais, il n’imaginait pas que l’on essayât de le tromper.

Louis de Cormenin, Alfred Le Poitevin, Gustave Flaubert et moi nous dînions fréquemment ensemble, le plus souvent chez Dagneaux, rue de l’Ancienne-Comédie, où nous restions, à bavarder, jusqu’à l’heure de la fermeture. Je ne crois pas qu’une seule fois nous ayons parlé politique ; en revanche, de quoi ne causions-nous pas ? Depuis la personnalité de Dieu et l’identité du moi jusqu’aux bouffonneries des petits théâtres, jusqu’aux turlutaines du Tintamarre, tout nous était bon pour discuter, pour nous intéresser, pour nous jeter dans des théories à perte de vue. On sautait d’un sujet à un autre sans trop se soucier des transitions. Je me rappelle une conversation à propos d’une pantalonnade jouée alors au Palais-Royal, qui se continua par l’analyse du livre de Gioberti sur l’esthétique et se termina par l’exposé des Idées hébraïques de Herder. Nous touchions à tout, comme des jeunes gens ardens à s’instruire et peut-être aussi désireux de montrer ce qu’ils savent ; en somme, chacun de nous y gagnait, et cette escrime intellectuelle, toute désordonnée qu’elle fût, ne nous a pas été inutile. J’ignorais encore que Gustave Flaubert s’occupât de littérature, comme disent les bonnes gens. Il me l’avait caché, et Le Poitevin n’en avait soufflé mot. Parfois, lorsque je causais avec lui de mes projets, j’avais surpris dans son regard une expression singulière où j’avais distingué une sorte d’encouragement mêlé à quelque commisération, comme s’il eût pensé : « Pauvre garçon ! si tu savais à qui tu parles ! « Un soir, je l’avais reconduit jusqu’à sa porte ; au moment de franchir le seuil, il s’arrêta, sembla hésiter, puis brusquement, il me dit : « Monte avec moi, j’ai à te parler. » Une fois arrivé dans son appartement, il tira un manuscrit d’un coffre fermé à clé, le jeta sur la table et avec un rayonnement d’orgueil s’écria : « Tu vas écouter ceci ; seulement je te prie de me garder le secret ; l’état actuel de nos idées exige que l’on se cache de faire des lettres comme d’une infirmité infamante ; Gozlan a eu raison de parodier les vers d’Athalie :

Aux petits des oiseaux Dieu donne la pâture,
Mais sa bonté s’arrête à la littérature,


J’étais trop surpris pour combattre cette opinion, qui n’a jamais été la mienne, et j’écoutai. Le livre dont j’entendais la lecture est la première œuvre de Flaubert : c’est un roman intitulé Novembre. La donnée en est simple et peut passer pour une autobiographie