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Il s’était installé rue de l’Est, dans un petit appartement lumineux qui découvrait la pépinière du Luxembourg. J’en connus bientôt le chemin, car entre Flaubert et moi, l’amitié ne fut pas lente à naître ; au bout d’une heure, nous nous étions tutoyés, et il était rare qu’un jour s’écoulât sans nous réunir. Je l’admirais beaucoup ; son développement intellectuel était extraordinaire ; sa mémoire était prodigieuse, et, comme il avait beaucoup lu, il représentait pour moi une sorte de dictionnaire vivant que j’avais plaisir et bénéfice à feuilleter. À cette heure de son existence, le Quo non ascendam de Fouquet semblait fait pour lui. Sa santé, que rien n’avait altérée, lui permettait de supporter impunément des fatigues excessives ; il avait beau passer les nuits à travailler son droit, auquel il ne comprenait rien, courir tout le jour, dîner en ville, aller au spectacle, il n’en restait pas moins alerte dans sa pesanteur native, mêlant ensemble le plaisir et l’étude, jetant l’argent par les fenêtres, criant misère, dépensant un jour 50 francs à son dîner, vivant le lendemain d’un chiffon de pain et d’une tablette de chocolat, psalmodiant la prose, hurlant les vers, s’engouant d’un mot qu’il répétait à satiété, s’éprenant de choses médiocres où il apercevait des beautés invisibles à d’autres, emplissant tout de son bruit, dédaignant les femmes que sa beauté attirait, venant me réveiller à trois heures du matin pour aller voir un effet de clair de lune sur la Seine, se désespérant de ne pas trouver de bon fromage de Pont-l’Évêque à Paris, inventant des sauces pour accommoder la barbue, et voulant souffleter Gustave Planche qui avait mal parlé de Victor Hugo. Je n’ai jamais vu une exubérance pareille. Il éprouvait le regret, — que je ne comprenais guère, — de n’être pas acteur pour jouer le rôle de Triboulet du Roi s’amuse. Le théâtre l’attirait ; nous y allions souvent ensemble. Il s’était pris de passion pour Antony, qui est une des œuvres les plus puissantes de l’école romantique, et qui exerça une influence que les générations actuelles ne peuvent se figurer. Gustave l’admirait sans réserve et ne se tenait pas d’aise en écoutant Mme Dorval, dont il avait fini par attraper l’accent traînard et les intonations grasseyantes. Ce talent d’imitation l’enchantait ; pendant plusieurs semaines, il ne nous parlait plus qu’avec la voix de Mme Dorval : il en était insupportable. Du reste, il eut toujours cette manie de contrefaire les gens : acteurs ou souverains, peu lui importait. C’était là le côté puéril de son caractère ; il perdait son temps à la recherche d’effets comiques dont bien souvent il était seul à goûter la saveur ; lorsqu’il était entré dans une plaisanterie, il n’en pouvait sortir, et la répétant sans cesse, il disait : « Je ne sais pas si tu comprends la grandeur de ça ; moi, je trouve ça énorme ! » Et il criait : « C’est énorme ! c’est énorme ! » Si l’on ne partageait pas son enthousiasme,