Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/23

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que le temps de coordonner et d’écrire les observations de sa longue pratique. La mort intervint au moment où il se mettait au travail. C’était un homme admirable qui avait le culte de sa fonction. Sa bonté, que ne tempérait même pas une tendance à l’ironie, le faisait adorer de la population de Rouen. Ponctuel au service de son hôpital, plein de commisération au chevet des malades, il ne s’est jamais couché, à quelque heure que ce fût de la nuit, sans aller dans les salles s’assurer par lui-même qu’aucun malheureux ne réclamait ses soins. Son intelligence le rendait indulgent et sa pitié pour toute souffrance lui donnait quelque chose de maternel qui semblait jurer avec sa ferme attitude. C’est lui que Gustave a peint sous le nom du docteur Larivière dans les dernières pages de Madame Bovary ; jamais portrait ne fut plus ressemblant : « Il appartenait à la grande école chirurgicale sortie du tablier de Bichat, à cette génération, maintenant disparue, de praticiens philosophes qui, chérissant leur art d’un amour fanatique, l’exerçaient avec exaltation et sérénité. Tout tremblait dans son hôpital lorsqu’il se mettait en colère, et les élèves le vénéraient si bien qu’ils s’efforçaient, à peine établis, de l’imiter le plus possible ; — de sorte que l’on retrouvait sur eux, par les villes d’alentour, sa longue douillette de mérinos, et son large habit noir, dont les paremens déboutonnés couvraient un peu ses mains charnues, — de fort belles mains, et qui n’avaient jamais de gants, comme pour être plus promptes à plonger dans les misères. Dédaigneux des croix, des titres et des académies, hospitalier, libéral, paternel avec les pauvres et pratiquant la vertu sans y croire, il eut presque passé pour un saint si la finesse de son esprit ne l’eût fait craindre comme un démon. Son regard plus tranchant que ses bistouris, vous descendait droit dans l’âme et désarticulait tout mensonge à travers les allégations et les pudeurs. — Et il allait ainsi, plein de cette majesté débonnaire que donne la conscience d’un grand talent, de la fortune et quarante ans d’une existence laborieuse et irréprochable. »

Lorsque j’arrivai à Rouen, le père Flaubert était sous le poids d’une oppression morale dont les traces se lisaient sur son visage. Il y avait en lui de l’humiliation, du désespoir et une sorte de résignation en présence d’une force majeure qu’il ne pouvait maîtriser. Sa science restait paralysée, et son amour paternel souffrait de l’impuissance de l’art. Le mal sacré, la grande névrose, celle que Boerhaave a appelée le tremblement de terre de l’homme, avait frappé Gustave. Le pauvre géant supportait ce malheur avec quelque philosophie. Il s’essayait à rire, à faire des plaisanteries, à rassurer ceux qui l’entouraient ; mais lorsqu’il oubliait son rôle, il laissait retomber sa tête et il n’était point difficile de comprendre