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maître. Lorsque son système nerveux manqua d’équilibre, Flaubert s’arrêta ; on eût dit que son écheveau intellectuel s’était noué subitement ; il resta stationnaire. Sa mémoire si précise, si fidèle, eut des défaillances qu’il reconnaissait lui-même et qu’il attribuait à l’abus du sulfate de quinine dont on l’avait gorgé ; il devint indolent aux curiosités qui le sollicitaient pendant les jours de son adolescence ; de plus en plus il se concentra dans sa rêverie du moment ; il restait parfois des mois entiers sans ouvrir un journal, se désintéressant du monde extérieur et ne tolérant même pas qu’on lui parlât de ce qui ne l’occupait pas directement. Les notions de la vie réelle lui échappaient, et il semblait flotter dans un songe permanent dont il ne sortait qu’avec effort ; au moindre incident qui troublait la quiétude externe de son existence, il perdait la tête. Je l’ai vu pousser des cris et courir dans son appartement parce que son canif ne se trouvait pas à la place accoutumée. C’est de ce moment que date l’inconcevable difficulté qu’il éprouvait à travailler, difficulté qu’il sembla s’étudier à accroître et dont il avait fini par tirer vanité. Il aimait à montrer ces pages couvertes de ratures, où parfois il avait peine à se reconnaître. Cela tient à ce que ses conceptions étaient confuses et qu’il n’arrivait à les clarifier que par l’exécution, pareil à ces peintres si nombreux qui, sachant imparfaitement le dessin, ne parviennent à la forme qu’à force de « patocher » la couleur. Bien souvent Flaubert m’a écrit : « Je n’en puis plus de fatigue ; j’ai écrit vingt pages ce mois-ci, ce qui est énorme pour moi, et j’en suis harassé. » Il ne mentait pas ; mais ces vingt pages en représentaient cent cinquante toujours refaites, toujours remaniées et qui peut-être reproduisaient à la fin le travail accompli dès le début. Plus il avança dans la vie, plus cette difficulté s’accentua ; il avait écrit Novembre en deux mois, il employa cinq années à écrire son roman de Bouvard et Pécuchet, qu’il laissa inachevé et qui n’est guère plus long. Il gémissait, souffrait, se démenait en travaillant ; il faisait : Han ! comme les pétrins qui battent la pâte ; c’était plutôt un manœuvre ruisselant sous la besogne qu’un écrivain maniant la plume. Sa lassitude parfois était telle, après une phrase enfin extraite de la gangue, qu’il se sentait courbatu, se jetait sur son canapé et s’endormait vaincu par la fatigue.

Tel je le retrouvai en février 1844 dans sa petite chambre de l’Hôtel-Dieu de Rouen, tel il devait être pendant son existence entière. Dix ans, vingt ans après, à la veille de sa mort, il répétait les mêmes plaisanteries qui alors nous amusaient, il s’enthousiasmait des mêmes livres, admirait les mêmes vers, recherchait les mêmes effets comiques, avait les mêmes engoûmens et, malgré la chasteté réelle de sa vie, se plaisait à des lectures dont la