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a laissé sa trace ; il a inscrit son nom à côté de celui des grands artistes constructeurs qui sont une des gloires de notre pays. Cette bonne fortune ne devait pas échoir à Auguste Titeux, qui en 1844 était un des élèves architectes les plus remarquables de l’école de Rome. Taciturne, rêveur, de poitrine délicate, malgré sa stature robuste, sa grosse tête et sa forte barbe, il murmurait à demi-voix des airs restés dans sa mémoire depuis son enfance, en s’accompagnant sur une petite mandoline. Peu parleur, mais prompt à la repartie, il lui suffisait parfois d’un mot pour remettre les gens à leur place et leur enlever l’envie de se frotter à lui. M. de La Rosière, secrétaire d’ambassade, était un des familiers du salon de Victor Schnetz. Il affectait vis-à-vis des artistes une attitude dont la bienveillance trop dédaigneuse n’était point du goût de tout le monde ; il aimait à morigéner et, prenant de haut son rôle de diplomate, ne laissait échapper aucune occasion de donner des leçons de savoir-vivre, où il se croyait passé maître. Or nul n’ignorait ses origines ; nous savions tous qu’en réalité il s’appelait Thuriot et qu’il était le fils de celui à qui Robespierre, dans la terrible séance, avait dit : « Pour la dernière fois, président de brigands, je te demande la parole. « Cela ne l’empêchait pas d’affecter beaucoup de prétentions aristocratiques, dont on souriait. Un dimanche, à dîner, M. de La Rosière causait avec Paul Delaroche. Titeux étourdiment se mêla à la conversation et y plaça un mot. M. de La Rosière, se tournant vers Mme Delaroche, lui dit : « J’avais toujours remarqué que les arts plastiques n’ont rien de commun avec l’art de se taire à propos. » Titeux le regarda bien en face et, faisant le salut militaire, il lui dit : « Compris, citoyen ! » M. de La Rosière pâlit et ne répondit pas. Tous les artistes présens au dîner avaient dressé la tête, et Victor Schnetz approuvait des yeux. M. de La Rosière appartint plus tard à une des assemblées législatives qui se succédèrent après la révolution de février ; il rêva d’être un personnage politique, n’y réassit pas et mourut, il y a quelques années, employé dans une maison de banque ou dans une administration de chemin de fer.

Auguste Titeux était un admirable dessinateur. Sa restauration du temple de Minerve à Assise reste un des plus beaux envois de Rome. Toutes ses aptitudes étaient d’un artiste, et avant d’obtenir le grand prix qui l’envoya à la villa Médicis, il avait, conjointement avec Lemud, « illustré » l’excellente traduction qu’Eugène Bareste a donnée des œuvres d’Homère. Il regardait l’avenir avec sécurité, car il sentait en lui les qualités qui attirent la fortune et la gloire. La mort en décida autrement et l’arrêta au moment même où il venait d’ouvrir les portes de sa destinée. Titeux me recherchait et sans cesse m’interrogeait sur l’Orient, vers lequel il était emporté par un attrait invincible. Il rêvait de restaurer Sainte-Sophie telle qu’elle