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à Rocca-di-Papa, dévorant la vie, stationnant dans les musées, restant des heures couchés sur le dos à contempler le plafond de la Sixtine, promenant nos torches, la nuit, sur les gradins du Colisée, mêlant le sacré et le profane, pourvu que l’art y fût représenté, entassant toutes les impressions, sans choix, sans discernement, mais avec une bonne foi qui prouvait notre jeunesse et notre ardeur. Ce ne fut pas sans regret que je quittai Rome, que je dis adieu aux amis que j’y laissais, après avoir assisté aux fêtes de Noël en 1844. De Civita-Vecchia à Marseille, de Marseille à Toulon par les gorges d’Ollioule, la route fut bientôt faite. À Toulon, je trouvai un hamac à bord du Veloce, et le 2 janvier 1845 je débarquai à Alger, qui ne ressemblait guère à cette Rome fortifiante et recueillie où je venais de passer trois mois. C’était une ville tumultueuse et bruyante où nos soldats étaient les maîtres et le faisaient voir. Tous les uniformes de l’armée et de l’administration civile y brillaient au soleil, humblement côtoyés par le burnous des Arabes, la courte veste des coulouglis, et la souquenille des juifs. Dès que la nuit était venue, le ronflement de la darbouka des cafés maures, le glapissement des cafés chantans importés de Marseille, les crotales des nègres, la guitare des Espagnols, l’orgue des Auvergnats ne se mettaient pas d’accord et formaient un charivari qui faisait hurler les chiens errans. La ville était splendide et grotesque : les vieilles constructions arabes subsistaient, à côté de laides maisons en plâtre, à cinq étages, où la spéculation trouvait son compte. Quelques cheiks sur d’admirables chevaux caparaçonnés d’argent, s’écartaient devant un omnibus détraqué, peint en jaune et sonnant la ferraille ; des Françaises cherchant fortune, vêtues de modes criardes, regardaient les femmes mauresques voilées et couvertes du haïck à mille raies ; les deux civilisations se juxtaposaient sans se mêler ; les deux races, avec leurs instincts si profondément dissemblables, se servaient mutuellement de repoussoir ; les vainqueurs et les vaincus restaient en présence, sans contact sérieux, et cela se voyait trop. Tout pays courbé sous une domination étrangère perd son originalité et me déplaît. Aussi, l’Algérie ne me plut pas ; pour la retrouver telle que j’aurais voulu la voir, il eût fallu m’enfoncer au-delà de nos possessions, et je n’en avais ni le loisir ni le moyen.

J’allais de droite et de gauche néanmoins, car ma curiosité demandait pâture, mais j’eus bien des déceptions ; là où je comptais voir des palmiers, il y avait des broussailles, et là où je cherchais des orangers, j’apercevais des chardons ; en revanche, je trouvai des hommes. À Oran, je connus le général Lamoricière, qui commandait la province. C’était un admirable type de soldat : un des premiers