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— Vous êtes folle, Nellie. Il faudrait apparemment, pour vous rendre heureuse, renoncer à mon indépendance d’action et de pensée. Je ne vous quitterai pas dans l’état nerveux où vous êtes, mais c’est la dernière fois que je cède ainsi.

Sans ajouter un mot, il sortit de la chambre. Nellie devait payer bien cher un fugitif triomphe. Peut-être eût-elle mieux fait de le laisser partir. Il aurait ressenti quelques remords, il aurait entrepris de réparer ; en cette circonstance, son cœur s’endurcit, au contraire, par suite même du sacrifice qu’il lui faisait, lui si peu habitué à se contraindre. Il la trouva jalouse, exigeante, et sotte.

Mme de Waldeck partit. Saint-John resta, mais il ne vit Nellie qu’assez tard dans l’après-midi. Les deux hommes avaient fait une longue promenade ensemble, une vraie promenade d’Anglais, silencieuse et rapide, au train de quatre milles à l’heure, tout en fumant, chacun d’eux absorbé dans ses propres pensées, sans souci d’aucun échange de politesses ; c’est le privilège de la camaraderie. Au retour, ils trouvèrent Nellie assise sur la terrasse, auprès de la table à thé ; elle était aussi blanche que son peignoir de mousseline. On avait jeté sur la table un paquet de journaux qui venaient d’arriver. Wilfred les prit en demandant à lady Athelstone de ses nouvelles d’un ton assez froid, puis il rentra dans la maison.. Quant à Saint-John, il but son thé à loisir et observa Nellie. Pourquoi restait-elle triste ? Sa rivale avait disparu ; cependant cette délivrance ne semblait lui apporter aucun soulagement.

— Savez-vous, lui demanda-t-elle, quand miss Brabazon reviendra ?

— Non, je l’ignore.

— C’est que j’aimerais tant la voir avant le milieu d’octobre ! — Elle rougit, hésita un peu, mais sa résolution était prise après de grands combats, combats contre la pudeur et la délicatesse instinctives qui lui murmuraient à l’oreille qu’une confidence pouvait être périlleuse, car le cœur de Saint-John n’avait pas changé pour elle. Longtemps elle avait, cédé à ces considérations ; mais l’intérêt de Wilfred l’emportait aujourd’hui : — Vous savez, reprit-elle d’une voix ferme, que mon mari compte aller en Amérique.

— Je le sais et je le déplore.

— Eh bien ! s’il part, il est perdu. La seule personne dont l’influence puisse encore agir sur lui, c’est miss Brabazon. Mes prières ne servent à rien ; je crois que ma mort l’arrêterait,.. mais si ardemment qu’on l’appelle, la mort ne vient pas à notre gré. La mienne viendra pourtant, car je n’ai pas le courage de continuer à vivre ainsi.

— Pour Dieu ! ne parlez pas avec cette cruauté, balbutia le malheureux Saint-John.