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jamais passées et de personnages qu’on n’aurait jamais vus, » ne nous souffle-t-il mot de tels et tels romans de George Sand ? Qu’y a-t-il dans Valentine qui ne se passe ou ne puisse se passer tous les jours ? et pourquoi les personnages de Jacques n’auraient-ils pas existé ? Les souffrances d’une femme mal mariée, qu’y a-t-il là qui ressemble si peu « aux gens que l’on coudoie dans les rues ? » Le désespoir d’un mari qui voit sa femme de jour en jour s’écarter de lui davantage, qu’y a-t-il là qui s’éloigne tant « de la vie toute plate que mène le lecteur ? » Mais, de plus, et c’est ici la nouveauté du roman de George Sand, en même temps que c’en fut jadis le danger, les personnages ne sont plus comme autrefois enfermés dans le cercle de la famille, ils sont en communication perpétuelle avec les préjugés, c’est-à-dire avec la société qui les entoure et avec la loi, c’est-à-dire avec l’état. Plus tard, c’est le riche que le romancier mettra en contact avec le pauvre, et le patron avec l’ouvrier, le peuple avec la bourgeoisie, pour instituer ce que M. Zola veut qu’on appelle des expériences, il n’importe pas, là-dessus, que le Meunier d’Angibault ou le Compagnon du tour de France soient médiocrement divertissans à lire. Il n’importe pas davantage que, dans Valentine même et dans Jacques, les personnages, vers la fin du récit, tournent au type, comme disait Sainte-Beuve, et deviennent de purs symboles. Il n’importe pas non plus que ces thèses, toutes fondées sur le droit divin de la passion, soient fausses pour la plupart, et quelques-unes d’autant plus dangereuses qu’elles sont plus éloquemment développées. Mais ce que l’on ne peut pas nier, c’est qu’en devenant la substance même du roman, ces thèses y aient comme introduit nécessairement tout un monde de personnages qu’on n’y avait pas encore vus figurer.

Je conviens d’ailleurs sans difficulté qu’il manquait ici quelque chose, et ce quelque chose, je le désigne d’un mot en disant que ces romans ne sont pas des romans où l’on mange. Tel historien, très grave, a soutenu que l’invention de la chemise avait marqué l’une des étapes de la civilisation moderne, et tel autre, non moins grave, que l’on en pourrait dire autant de la substitution du pantalon à la culotte. Ç’a été la grande révolution accomplie par Balzac dans le roman que d’y avoir fait entrer les préoccupations de la vie matérielle. Il faut vivre, — primum vivere, deinde philosophari ; — pour vivre, il faut manger ; pour manger, il faut de l’argent ; pour avoir de l’argent, il faut travailler ; pour travailler, il faut apprendre, savoir, exercer un métier, c’est-à-dire être l’homme d’une profession, d’une condition, d’une classe déterminées. C’est ainsi que s’est introduite dans le roman la diversité des conditions, chacune caractérisée par les traits qui lui sont propres, retracée dans les conversations des personnes et reproduite pour ainsi dire jusque dans la nature de l’intrigue. « Il faut être, a-t-on dit, presque commerçant pour comprendre César Birotteau, et presque magistrat pour comprendre