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admettre que son fils fût ce qu’il appelait un gratte-papier. « Le beau métier, disait-il, de se tremper les doigts dans l’encre ! si je n’avais manié qu’une plume, mes enfans n’auraient pas de quoi vivre aujourd’hui. » Je ne souillais mot, mais chaque parole me frappait comme un coup de lanière. Cet homme intelligent et de vie ardue, ce travailleur niait systématiquement les lettres et ne leur reconnaissait d’autre valeur que celle d’une distraction passagère ; ignorait-il donc que les plus grands hommes, les plus grandes actions resteraient inconnus, si les lettres ne les recueillaient et ne les livraient à l’histoire ! La famille de La Rochefoucauld est une des plus hautes de France ; elle a eu des ambassadeurs, des hommes d’état, des princes de l’église ; si elle n’avait produit l’auteur des Maximes, son nom serait-il resté populaire ?

Gustave était découragé, et c’est de ce moment qu’il prit l’idée que tout le monde « a la haine de la littérature ; » c’était son mot favori. Alfred Le Poitevin et moi, nous le remontions de notre mieux et nous lui faisions quelque bien en applaudissant son travail. Souvent il nous relisait des passages de l’Éducation sentimentale, comme pour nous prendre à témoin de l’injustice paternelle. Un jour, je l’interrompis pour lui dire : « Prends garde, ce que tu viens de lire se trouve presque textuellement dans le Wilhelm Meister, de Goethe. » Il releva la tête et riposta : « Cela prouve que le beau n’a qu’une forme. » Je ne répliquai rien, mais cette réponse me fut pénible, elle me révélait pour la première fois l’orgueil morbide, l’orgueil consécutif de sa névrose, dont Gustave devait tant souffrir. À force de vivre seul, de s’irriter contre le blâme de son père, il en était arrivé à se considérer [comme un méconnu et presque comme un persécuté ; sa maladie aidant, cette idée devint tenace, très douloureuse et l’entraîna parfois à des emportemens qu’il a regrettés.

Il ne devait pas tarder à porter des chagrins plus lourds. Au mois de janvier 1846, le père Flaubert fut atteint d’un abcès profond à la cuisse. Son fils Achille l’opéra. Il y eut résorption purulente. La mort fut très rapide. Ce fut un deuil général, et le jour où le vieux chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen fut porté au cimetière « monumental, » la ville chôma comme pour une calamité publique. Pendant que le père Flaubert quittait sa demeure pour toujours, un petit enfant y entrait ; la sœur de Gustave venait de donner naissance à une fille ; les vagissemens du nouveau-né purent se mêler aux lamentations de la famille désespérée. La mort était dans la maison, et elle ne devait en sortir qu’après avoir enlevé une victime de choix. Lors du décès de son père, Gustave était venu à Paris pour le règlement de quelques affaires qui exigeait sa présence. Il était accompagné d’un jeune médecin qui ne le quittait pas.