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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/688

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pour se défendre, c’est-à-dire quand l’inégalité des conditions sera devenue excessive et que le territoire, tout entier occupé, n’offrira plus de place pour les nouveau-venus-,

M. Mason dépeint en une rapide esquisse le caractère et la manière de vivre de Garfield. On répète souvent que la haute culture intellectuelle est rare aux États-Unis. C’est une erreur. Tandis qu’en Europe l’éducation et l’aisance se transmettent ensemble héréditairement, on rencontre en Amérique beaucoup plus d’hommes riches et peu cultivés, parce qu’ils ont fait fortune en peu de temps, et on juge d’après ces enrichis de la veille. Le goût des lettres et surtout de la poésie est au contraire très général aux États-Unis. Cet enthousiasme littéraire qui caractérise chez nous l’époque du romantisme et qui s’est si singulièrement refroidi depuis, se retrouve encore au-delà de l’Océan. Presque fous les Américains que j’ai rencontrés avaient leur poète favori, fréquemment Burns ou Longfellow, dont ils aimaient à réciter des vers. Tout le temps que Garfield pouvait soustraire aux absorbans travaux du barreau ou du congrès, il le consacrait à la lecture, qu’il prolongeait souvent très avant dans la nuit. Il se plaisait à relire les poètes anciens. Pendant ses campagnes, il portait toujours un Horace dans sa poche. M. Mason raconte qu’un soir, bien après minuit, il trouva Garfield au comble de la joie. Il venait de découvrir dans un auteur grec de nouveaux détails sur Périclès et Aspasie, et il se proposait d’étudier à fond l’histoire des amans célèbres : Abélard et Héloïse, Dante et Béatrix, Laure e.t Pétrarque. Il avait cependant en ce moment la tête remplie des amas de chiffres qu’il venait d’examiner comme président de la commission du budget. Il aimait beaucoup les romans, surtout ceux de Dickens, et il n’en paraissait pas un de quelque valeur qu’il ne s’empressât de le lire. Il apprit le français pour étudier à fond l’histoire politique et financière de la France et en même temps pour pouvoir goûter ses grands écrivains dans leur propre langue. Président de l’Association littéraire de Washington, il aimait à réunir à sa table frugale, mais hospitalière, les hommes distingués, américains ou étrangers. Sa conversation alors était à la fois pleine de charme et, d’instruction, ses mots étaient profonds et brillans. D’un trait juste et piquant il jugeait le livre nouveau, l’événement du jour, ou les auteurs anciens dont sa mémoire fidèle lui permettait de citer les maximes et les idées.

Il n’a jamais cherché à s’enrichir; il ne. croyait pas que la destinée de l’homme fût de se livrer tout entier à la chasse aux dollars. Quoiqu’il eût quatre fils et une fille, il n’a rien fait pour leur laisser de la fortune, et cependant avec son éloquence au barreau et sa connaissance des affaires, rien ne lui eût été plus facile, dans un pays où la richesse jaillit, pour, ainsi dire, du sol. Tout ce qu’il