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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/689

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possédait se réduit, paraît-il, à sa maison de briques rouges à Washington et à une villa dans son pays natal, près de Cleveland. C’est là qu’il aimait à se retirer, l’été, pour suivre de près l’exploitation de sa ferme. Comme la plupart des hommes éminens de l’Amérique, il se plaisait au travail des champs, se rappelant ce qu’avaient dit à ce sujet les républicains de la Rome antique : « Rien de meilleur, rien de plus productif, rien qui soit plus agréable et plus digne d’un homme libre que l’agriculture. » Sa manière de vivre était élégante, mais en même temps simple et « puritaine. »

Guizot a écrit, à propos des Russell, une page élevée et touchante, l’Amour dans le mariage. Rarement cet idéal s’est réalisé d’une façon plus intime et plus sainte que dans la maison de Garfield. A peine avait-il pris ses degrés au collège William qu’il épousa, à Hiram, une jeune fille studieuse, intelligente et douce, Lucrèce Rudolph. Aucun nuage n’est venu troubler cette union parfaite. Pendant cette longue agonie de trois mois, c’était à qui éviterait une peine à l’autre : lui maîtrisait sa souffrance, elle ses anxiétés, mais tous deux résignés, dès le début, à s’incliner sous la main de Dieu. Le premier jour, le blessé dit aux médecins : « Ne me cachez rien. Je ne crains pas la mort, j’y suis préparé. » L’un des médecins qui le soignaient lui parlant de son transport projeté pour Longbranch, lui dit : « Vous êtes si bien aujourd’hui, vous supporterez facilement les fatigues du voyage. — Oui, sans doute, répondit-il, et ce voyage pourra facilement se prolonger, se prolonger jusqu’à mon arrivée dans la patrie éternelle. » Le dernier jour, il fut saisi d’un spasme violent au cœur. Sa femme lui dit : « Souffres-tu? — Ma pauvre amie, répondit-il, ce qui me fait souffrir, c’est de vivre encore. » — Vers midi, il dit : « Je me rends parfaitement compte de ma situation. » Après un moment, il demanda à un de ses amis : « Croyez-vous que mon nom aura sa petite place dans l’histoire? — Oui, lui fut-il répondu, et une grande place ; mais une bien plus grande encore dans le cœur de l’humanité. » La vieille mère du président vit encore dans l’Ohio. Quand elle apprit sa mort, elle s’écria : « Lui, mort! est-ce possible! Il ne me reste plus qu’à mourir aussi. Mais non, je dois me soumettre à la volonté de Dieu. Il sait mieux que nous ce qui est bon. »

Dans tous les actes de sa vie, il a toujours été guidé par le sentiment du devoir et par l’amour de la justice. C’est un autre Abraham Lincoln, disent, avec le sénateur G. Hoar, les Américains qui lui ont voué un culte exalté. On retrouvait, en effet, en lui la droiture, le bon sens, l’attachement au bien de Lincoln, mais avec un esprit plus cultivé et des vues plus étendues. C’est bien le chrétien austère du temps des Pilgrim Fathers, raffiné toutefois par le commerce intime avec les grands écrivains de l’antiquité et des