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donc poser que l’argot est le fond de la langue ? Sans doute la limite est difficile à marquer. Il se commet plus de métaphores en un jour sur le carreau des Halles, selon le mot célèbre, que sous la coupole de l’Institut dans l’année tout entière. Ne peut-on pas pourtant faire une distinction ? Et toutes les fois que la locution ne sera ni conventionnelle, ni technique, ni de parti-pris grossière, quelle raison aura-t-on de l’inscrire au compte de l’argot ? Je vais plus loin et je demande en quoi la plupart de ces locutions sont populaires. Pourquoi ne serait-ce pas un écrivain qui les aurait mises dans la circulation ? Pourquoi ne serait-ce pas lui qui même les aurait créées ?.. Mais ceci tient à l’opinion qui s’est ancrée de notre temps que le peuple serait le véritable inventeur du langage, et le seul créateur des mots comme des tournures qui renouvellent une langue épuisée.

Il y a du vrai dans cette opinion, mais il y a du faux, qu’il serait ici trop long et trop épineux de démêler l’un d’avec l’autre. En ce qui touche notre sujet particulier, et même en admettant, ce qui paraît douteux, qu’il y ait des moyens de renouveler une langue épuisée, il est aisé de démontrer que l’opinion est fausse. On le prouve par le raisonnement et on le prouve par l’histoire. On le prouve par l’histoire, puisque en tout temps et par tout pays, les langues littéraires ne sont sorties que de l’épuration même et, si l’on veut bien nous passer le mot, de la décantation de la langue populaire. Il a fallu que la langue du moyen âge, clarifiée d’abord par les Rabelais, les Amyot, les Montaigne, les Ronsard, les Du Bellay, les Régnier, mais épaisse encore et chargée de trop de matières impures ou étrangères, fût après eux traitée successivement par les précieuses et par l’Académie pour que la langue du XVIIe siècle réussît à s’en dégager. Quiconque prendra la peine d’y regarder de près s’apercevra que ce que le XVIIe siècle a répudié de la langue du XVIe siècle, c’est précisément l’argot, l’argot de la scolastique d’une part, et, de l’autre, l’argot populacier, le jargon de Panurge en même temps que le jargon de Janotus de Bragmardo. À la vérité, l’histoire de la littérature française se prête mieux que toute autre peut-être à la démonstration que nous indiquons. Je le dis parce qu’on le dit, sans en être autrement sûr, par provision plutôt que par conviction. Au surplus, c’est de la langue française qu’il s’agit, et ce n’est pas la langue de Shakspeare que notre argot déformera. Mais on prouve par le raisonnement qu’en tout temps et par tout pays, il doit y avoir un écart plus ou moins considérable, mais certain, entre la langue des lettrés et la langue du peuple, puisque la littérature ne commence que du jour où les choses de la pensée cessent d’être en quelque sorte accessibles à tout le monde. Il ne se fait un choix des formes que parce qu’il s’est fait d’abord un choix des pensées, et il ne se fait un choix des pensées que parce qu’il s’est formé comme une élite des esprits. Mais alors, direz-vous, c’est