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un jargon, jargon d’une autre espèce, jargon jargonnant toutefois, que cette langue littéraire elle-même ? Nullement : parce que, dans toute littérature digne de ce nom, voici comment le problème littéraire se pose : il s’agit, en se conformant à l’analogie des traditions et au génie de la langue, de traduire des pensées qui ne sont pas immédiatement accessibles à tout le monde dans une langue qui soit immédiatement entendue de tout le monde. Et si vous voulez des noms qui fixent les idées, c’est là pourquoi Bossuet et Voltaire sont les deux plus grands noms de la prose française. Quant à ce que le populaire invente, il faut bien le savoir, ce sont des moyens de détruire la langue. Sa faculté d’invention s’exerce ici merveilleusement. Et son habileté funeste à estropier les mots n’est égalée, pour parler comme lui, que par le triste plaisir qu’il prend à décarcasser la grammaire.

Nous avons examiné tour à tour les principaux élémens qui concourent à la formation de l’argot, au sens le plus large de l’appellation. Les vieux mots que la langue littéraire a répudiés, nous avons vu qu’elle avait bien fait de les répudier, comme ne répondant plus à rien d’actuellement existant. La plupart des métaphores tirées de l’organisation de la société féodale n’avaient pas plus de raisons de durer que les métaphores tirées de l’organisation militaire des anciens et de leur matériel de siège, par exemple, de la baliste ou la catapulte. Il serait au moins bizarre d’appeler un cuirassier un cavalier cataphracté. Quant aux expressions techniques ou conventionnelles, elles sont évidemment placées dans une dépendance trop précaire du progrès de chaque science ou de chaque industrie pour qu’il y ait lieu d’y voir un durable enrichissement de la langue. Si demain les mécaniciens cessent de siffler au disque, la métaphore aura perdu, non-seulement la valeur littéraire qu’elle n’a jamais eue, mais encore jusqu’à sa signification spéciale. Enfin, pour les locutions populaires proprement dites, elles sont marquées au coin d’une telle grossièreté qu’il semble qu’à les employer dans la langue littéraire, on se rabaissât soi-même, et son lecteur avec soi. On en a vu dans ces quelques pages assez et trop d’exemples, peut-être, pour qu’il soit besoin d’en produire de nouveaux. Là-dessus, pour finir par un mot de Rabelais, afin que notre opinion se trouve ainsi placée sous l’autorité de l’homme que sans doute on accusera le moins d’avoir eu peur des mots, nous nous résumerons en disant de ces homonymies, synonymies et métonymies, que véritablement elles sont « tant ineptes, tant fades, tant rusticques et barbares que l’on debvroit attacher une queue de regnard au collet et faire une masque d’une bouze de vache à ung chascun d’iceulx qui en voudroit doresnavant user en France, après la restitution des bonnes Lettres. » Excusez la liberté du jovial curé de Meudon.

F. Brunetière.