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Les siècles et les pays qui savent y réussir sont les grands siècles, les grands pays, et le christianisme montra, par l’exclusion dont il frappa ce genre de recherches, que l’idéal social qu’il concevait ne deviendrait le cadre d’une société complète que bien plus tard, quand la révolte des gens du monde aurait brisé le joug étroit imposé primitivement à la secte par un piétisme exalté.

C’était, à vrai dire, tout ce qui peut s’appeler luxe et vie mondaine qui se voyait frappé d’interdiction. Les spectacles étaient tenus pour abominables, non-seulement les spectacles sanglans de l’amphithéâtre, que tous les honnêtes gens détestaient, mais encore les spectacles plus innocens, les scurrilités. Tout théâtre, par cela seul que des hommes et des femmes s’y rassemblent pour voir et pour être vus, est un lieu dangereux. L’horreur pour les thermes, les gymnases, les bains, les xystes, n’était pas moindre, à cause des nudités qui s’y produisaient. Le christianisme héritait en cela d’un sentiment juif. Ces lieux publics étaient fuis par les juifs, à cause de la circoncision, qui les y exposait à toute sorte de désagrémens. Si les jeux, les concours, qui faisaient pour un jour d’un mortel l’égal des dieux et dont les inscriptions conservaient le souvenir, tombent tout à fait au IIIe siècle, c’est le christianisme qui en est la cause. Le vide se faisait autour de ces institutions antiques ; on les taxait de vanité. On avait raison ; mais la vie humaine est finie quand on a trop bien réussi à prouver à l’homme que tout est vanité.

La sobriété des chrétiens égalait leur modestie. Les prescriptions relatives aux viandes étaient presque toutes supprimées ; le principe : « Tout est pur pour les purs » avait prévalu. Beaucoup cependant s’imposaient l’abstinence des choses ayant eu vie. Les jeûnes étaient fréquens et provoquaient chez plusieurs cet état de débilité nerveuse qui fait verser d’abondantes larmes. La facilité à pleurer fut considérée comme une faveur céleste, le don des larmes. Les chrétiens pleuraient sans cesse ; une sorte de tristesse douce était leur état habituel. Dans les églises, la mansuétude, la pitié, l’amour se peignaient sur leur figure. Les rigoristes se plaignaient que souvent, au sortir du lieu saint, cette attitude recueillie fit place à la dissipation ; mais, en général, on reconnaissait les chrétiens rien qu’à leur air. Ils avaient en quelque sorte des figures à part, de bonnes figures, empreintes d’un calme n’excluant pas le sourire d’un aimable contentement. Cela faisait un contraste sensible avec l’allure dégagée des païens, qui devait souvent manquer de distinction et de retenue. Dans l’Afrique montaniste, certaines pratiques, en particulier celle de faire à tout propos le signe de la croix sur le front, décelaient encore plus vite les disciples de Jésus.

Le chrétien était donc, par essence, un être à part, voué à une