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bouffées de parfums. Jusqu’au moment où il lui a été impossible de rien faire, il lisait Spinoza jusqu’à une heure du matin, tous les soirs, dans son lit. Un de ces derniers jours, comme la fenêtre était ouverte et que le soleil entrait dans sa chambre, il a dit : « Fermez-la ; c’est trop beau ! c’est trop beau ! » Il y a des momens, cher Maxime, où j’ai singulièrement pensé à toi et où j’ai fait de tristes rapprochemens d’images. Adieu, je t’embrasse et j’ai grande envie de te voir, car j’ai besoin de dire des choses incompréhensibles. »

Alfred Le Poitevin était le premier des nôtres qui partait ; c’était notre aîné ; il avait trente et un ans ; cette fin prématurée était prévue, mais elle ne nous en attrista pas moins. Nous éprouvâmes un sentiment de révolte contre la destinée qui semble se plaire aux promesses qu’elle ne veut pas tenir, et nous trouvâmes que la mort était injuste de décapiter des têtes dont le cerveau est plein de lueurs. Les aptitudes littéraires de Le Poitevin étaient considérables, et je ne doute pas qu’il n’eût laissé trace s’il n’avait été si rapidement brisé. La littérature d’imagination ne l’aurait pas retenu ; il avait fait beaucoup de vers, un conte fantastique, intitulé, je crois : les Bottes merveilleuses, un roman, quelques nouvelles ; mais c’était œuvre de jeunesse plutôt que de vocation. La tournure de son esprit, un peu trop porté aux déductions spéculatives, l’eût sans doute entraîné pendant quelque temps vers la métaphysique, pour laquelle il avait du goût ; il inclinait au panthéisme et ne s’en cachait guère ; mais il y avait en lui une précision, un besoin de clarté qui, j’en suis certain, l’eussent conduit à la critique historique, où il eût excellé. Il eût marché dans la route ouverte par Augustin Thierry, qu’il admirait beaucoup ; la Conquête de l’Angleterre par les Normands lui semblait ce qu’il appelait un livre primordial, c’est-à-dire un livre conçu dans un esprit nouveau et exécuté à l’aide d’une méthode nouvelle. Il disait : « Il n’y a pas qu’en Angleterre où les races adverses ont été longtemps juxtaposées l’une à l’autre avant d’être définitivement mêlées par l’application intégrale de lois communes. Le même fait s’est produit dans nos provinces, il serait intéressant de le dégager et de le mettre en lumière. » Il rêvait alors d’écrire l’histoire du droit coutumier en France, et de démontrer que la force de l’idée de patrie réside moins dans le sol natal que dans l’ensemble des institutions consenties. Se serait-il contenté de ces travaux abstraits qui ne procurent que des satisfactions intimes ? Je ne sais. Sous ses apparentes nonchalances il cachait de la finesse, de l’ironie, et une certaine ambition qui peut-être l’eût fait, comme tant d’autres, glisser dans la politique. Il parlait bien et d’abondance ; s’il eût vécu, il eût probablement regardé vers les assemblées parlementaires, et je crois qu’il n’y aurait pas fait plus mauvaise figure que bien des orateurs qui ont eu leur minute de