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notoriété. Il avait entendu certains héros de tribune que l’on applaudissait alors ; cela lui avait permis de ne pas douter de lui-même. La mort l’arrêta avant qu’il eût mis le pied sur le seuil, et nous l’avons regretté de toute la force des espérances qu’il nous avait fait concevoir.

Au moment où il mourait, l’heure était favorable ; toutes les ambitions s’agitaient ; on allait procéder aux élections pour l’assemblée nationale ; c’est à qui se ferait inscrire sur la liste des candidats, car chacun voulait être nommé représentant du peuple. J’eus une déconvenue, à ce propos, et je compris qu’il ne fallait pas croire, sans réserve, à ces protestations d’amour exclusif pour la littérature dont mes amis n’étaient pas avares. Louis de Cormenin posa sa candidature dans le département du Loiret ; je l’y avais vivement engagé ; il aimait la politique par-dessus tout, il portait un nom parlementaire ; le sang de Timon coulait dans ses veines, il ne pouvait le démentir, et je trouvais naturel qu’il voulût siéger au corps législatif. Mais Bouilhet, ce poète pur qui méprisait la prose parce qu’il ne la trouvait pas de forme assez élevée, Bouilhet qui rêvait de ne parler qu’en vers et d’être suivi d’un joueur de flûte qui rythmerait la cadence de ses odes, Bouilhet se faufila dans je ne sais quel comité électoral, écrivit son nom sur une liste, le fit suivre de la qualification d’instituteur, et obtint deux mille voix dans le département de la Seine-Inférieure. Je lui écrivis : « O relaps ! et la muse ? » Il me répondit : « Nous rédigerons nos décrets en vers, ce sera très beau ! » — Je n’en étais pas plus satisfait, mais j’éprouvai un véritable accès d’indignation, lorsque je vis que Flaubert, Gustave Flaubert lui-même, n’échappait pas à cette épidémie. Il ne pensait pas à la députation, je me hâte de le reconnaître, mais il m’écrivait : « Il me semble que nous devrions nous faire nommer secrétaires d’ambassade, en demandant d’être envoyés à Rome, à Constantinople ou à Athènes, ; qu’en penses-tu ? » Ma réponse, — j’en ris aujourd’hui, — fut une bordée d’injures : « Oui, nous irons à Athènes, à Constantinople, à Rome, mais nous irons avec un calepin de notes et non avec un portefeuille à dépêches ; une maladie mentale, ou la conséquence d’un dîner trop copieux, peut seule expliquer ta proposition saugrenue. Rappelle-toi donc ce qu’a dit Ginguené : « ce qu’il y a souvent de plus heureux pour l’homme de lettres honnête homme, qui consent à se charger d’emplois publics, c’est de se retrouver, après les avoir perdus, avec les mêmes moyens d’exister par son travail qu’il avait avant de les prendre. » Flaubert me répondit : « Tu as raison, je suis un misérable ; sois magnanime et pardonne-moi cet accès de folie. »

L’exemple, du reste, était donné de haut ; Lamartine était maître du pouvoir, et Victor Hugo, le grand-prêtre de la poésie, notre