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comme en Europe, semble disposé à croire que, si toutes les religions positives pouvaient disparaître de ce monde, la tâche des gouvernemens en deviendrait plus facile, et il semble se flatter aussi qu’en dépit des bonzes, des khalifes, des marabouts de tout genre, ce progrès ne tardera pas à s’accomplir, que dans un temps prochain l’école remplacera partout l’église, que le savant remplira l’office du prêtre. Un illustre géographe, qui vivait il y a plus de dix-huit siècles, estimait tout au contraire que la grande masse du genre humain n’aura jamais pour règle que des opinions probables ou improbables et des sentimens, que les fables sont nécessaires au gouvernement des consciences comme des affaires de ce monde. M. Rohlfs devrait considérer au surplus que, si le fanatisme religieux a ses dangers, l’école a les siens en Europe comme en Afrique, qu’une éducation trop raffinée et mal entendue, qui tire les hommes de leur sphère, ne travaille pas à leur bonheur, et que les cultures forcées nous paient rarement de nos peines.

Lui-même nous en fournit une preuve en nous racontant la mélancolique histoire d’un jeune nègre, Henry Noël, qu’en 1865 il avait acheté à Murzuk d’un marchand d’esclaves. Il se fit un plaisir de le ramener à Berlin, où l’empereur d’Allemagne daigna s’intéresser à lui et lui faire donner à ses frais l’éducation la plus soignée. Henry Noël devint un jeune homme accompli ; on le fêtait, on le caressait. Mainte Berlinoise se souvient encore de cet Othello qui fréquentait les premières maisons de la résidence et figurait dans tous les bals. Le climat de Berlin ne lui convenant pas, on l’expédia au Caire ; on se proposait d’en faire un cavass ou un drogman. Par l’ordre de l’empereur, il rejoignit M. Rohlfs à La Valette pour l’accompagner à Tripoli. Dès leur première entrevue, M. Rohlfs s’avisa que le pauvre Noël n’avait plus sa tête à lui. Quoique la folie soit rare chez les nègres, la monomanie des grandeurs l’avait atteint ; roi, enchanteur, dieu ou nouveau prophète, il aspirait à gouverner la terre. Il fallut le renvoyer bien vite en Égypte, et d’Égypte, sa folie devenant dangereuse, on le fit partir pour Ancône, où on l’enferma dans une maison d’aliénés. Voilà de beaux commencemens et une triste fin.

Noirs ou blancs, les Henry Noël sont fort malheureux, ils sont aussi fort incommodes. Un déclassé qui, dans son intraitable orgueil, se prend pour un génie et ne pardonne pas à l’univers de mettre en doute son universelle compétence est un fléau plus pernicieux encore que le plus fanatique des Snussis. Le malheur est qu’on ne peut pas toujours l’enfermer.


G. VALBERT.