Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/228

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seul spectacle qui nous attache est celui d’une âme telle que la nature l’a faite ou que la société l’a modifiée ; ce que nous prisons, en fin de compte, ce n’est plus, l’invention ou l’arrangement des faits, c’est l’étude féconde des caractères et des mœurs.

Et cela est si vrai que dans ce drame de Monte-Cristo dans cette forêt d’événemens qui est bien une forêt magique, parmi ces tableaux qu’un enchanteur fait se dérouler devant nos yeux, un seul a charmé pour un moment notre esprit et nous a donné cette illusion, cette hallucination que le reste n’avait pu nous fournir et qui seule au théâtre, détermine la sympathie. Ce tableau, est-ce l’un de ceux où domine ce merveilleux humain, dont l’abus ne déplaisait pas, il y a quelque cinquante ans, aux lecteurs de Monte-Cristo ? Nullement ; qu’y voit-on ? Rien d’extraordinaire. Un misérable aubergiste et sa femme vendent à un marchand de passage un diamant qu’un voyageur leur a donné : à peine ont-ils touché le prix de la vente que cette richesse nouvelle, corrompt leur âme mauvaise. La femme, pire que l’homme, est tentée la première, et la contagion de son désir gâte la volonté du mari : si l’on tuait ce marchand, on rentrerait en possession, de la pierre, et, du coup, on doublerait cette fortune commençante. Caderousse, l’aubergiste, hésite et s’effraie ; mais la terrible Carconte, cette Macbeth de grand chemin, arme son bras et le pousse : le marchand est condamné. Voilà un incident comme chaque jour nous en pouvons lire à la troisième page des journaux ; et sûrement ce n’est pas l’invention de cet épisode qui a fait bouillonner le plus le cerveau de Dumas père. Mais c’est là une éclaircie sur la vie intérieure de deux âmes, un bout de chapitre de psychologie en action ; et pour grossière que soit cette psychologie, au regard de celle de Shakspeare, elle nous intéresse plus que ce fatras d’aventures où grouille et se démène le reste du drame. Il est vrai que M. Léon Noël, un acteur peu connu, prête à ce rôle de Caderousse, par la précision de son jeu, une valeur littéraire, et que Mme Honorine, sa digne camarade, découpe en un relief terrible la silhouette de la Carconte. Mais, vainement M. Dumaine, M. Clément Just et les autres s’efforceraient de serrer ainsi de près leurs personnages : ils ne réussiraient, pour ainsi dire, qu’à faire éclater ces héros en baudruche. S’ils se risquaient une fois à débiter simplement : leurs tirades, on s’apercevrait qu’elles sont vides, et, de cette rotondité qui en impose, leurs discours retomberaient à une platitude lamentable. Au contraire, Caderousse et la Carconte, sans gonfler des périodes, émettent des voix humaines : vox hominem sonat. Nous sentons, sous leurs costumes des êtres vivans comme nous, et voilà pourquoi ce tableau de « l’Auberge, du Pont de Gard, » seul entre les douze, qui restent de Monte-Cristo, garde le pouvoir de nous arracher à nous-mêmes et de nous donner proprement l’illusion dramatique.