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s’échappant d’une prison pour courir rejoindre sur les côtes d’Espagne un navire qu’il avait chargé d’armes et de munitions pour les « insurgens. » Il était bientôt suivi par le corps de Rochambeau, où il y avait tous ses amis, les plus grands noms de France : Noailles, Vioménil, Chastellux, Custine, Lauzun, Castries et les Dillon et les Lameth. Ceux qui ne partaient pas, comme Ségur, se désolaient d’être retenus. À cette prise même de Yorktown, dont on célèbre aujourd’hui l’anniversaire, Lafayette et Vioménil conduisant les colonnes d’assaut, emportaient avec éclat les deux redoutes les plus importantes. Chastellux tenait tête, à une sortie désespérée des Anglais. Un Saint-Simon blessé gravement combattait jusqu’au bout. Le comte Guillaume de Deux-Ponts était aussi blessé. Ils y étaient tous, et chose curieuse, dans cette brillante mêlée de gentilshommes, se trouvaient déjà comme perdus d’autres hommes bien inconnus encore, destinés à jouer un rôle dans d’autres drames : Alexandre Berthier, celui que Ségur, dans ses vifs Souvenirs, appelle le futur « Ephestion d’un nouvel Alexandre, » Mathieu Dumas, depuis membre des assemblées et général sous Napoléon, Miollis, qui devait commander à Rome. Ceux qui représentaient la vieille France et ceux qui allaient être bientôt la France nouvelle, se trouvaient confondus dans ces camps lointains, au-delà des mers, combattant ensemble pour l’indépendance d’une nation. Et voilà pourquoi ce nom de Yorktown, retentissant de si loin, est fait pour réveiller encore d’émouvans souvenirs, d’étranges pensées chez les Français aussi bien que chez les Américains. Il marque une date dans l’histoire. Un siècle est passé depuis le 19 octobre 1781. Cette nation qui n’était rien a singulièrement grandi. L’Union qui, au début, ne comptait que treize états réunit aujourd’hui dans son faisceau fédératif trente-huit états. Elle avait une population peu nombreuse, elle compte maintenant près de quarante millions d’hommes. Elle s’est étendue de l’Océan-Atlantique à l’Océan-Pacifique à travers le continent américain. Elle est devenue une puissance formidable et elle s’est montrée certes jalouse de son indépendance même vis-à-vis de ceux qui l’ont aidée à naître. Cependant elle n’a jamais été réellement une ennemie pour la France, et toutes les fois que les deux nations sont restées livrées à elles-mêmes, elles ont senti revivre une instinctive affection pour la vieille alliance, de même qu’elles se sentent rapprochées par les., plus grands intérêts. Ces fêtes de Yorktown que les Américains viennent de célébrer ont été pour les deux peuples une occasion de se confondre un instant dans les mêmes souvenirs. C’est à la politique des gouvernemens de fortifier, de féconder ces rapports déjà séculaires qui font de la France et des États-Unis des alliés naturels.


Ch. de Mazade.