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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/25

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mérite indulgence. Un seul fait nous frappa, c’est que la légende napoléonienne était restée tellement vivante dans les cœurs, qu’il avait suffi au prince Louis Bonaparte, uniquement connu par ses équipées de Strasbourg et de Boulogne, de se présenter pour triompher de ses concurrens. Il est inutile et il ne serait pas généreux de rappeler aujourd’hui les noms des personnages qui ne lui marchandèrent ni leur concours, ni leur appui.


III. — « LA TENTATION DE SAINT ANTOINE.»

Au mois de février 1849, j’étais à Rouen, chez Gustave Flaubert ; les notes prises pour mon voyage étaient déjà considérables ; je lui en parlais, un soir, et lui expliquais l’itinéraire que je comptais suivre. Il eut un mouvement de désespoir et s’écria : « C’est odieux de ne pouvoir aller avec toi ! » Ma nuit fut troublée. Je pensais à ce pauvre garçon claquemuré dans sa vie solitaire, se transportant de Rouen à Croisset, de Croisset à Rouen, rêvant les espaces, le désert, les fleuves bibliques et condamné, malgré sa jeunesse, à l’existence d’un vieux savantasse de province. Je résolus de tenter un effort pour lui ouvrir ces régions d" Orient auxquelles il aspirait. Le matin, j’assistai à la visite de l’Hôtel-Dieu, dont le docteur Achille Flaubert, frère de Gustave, était le chirurgien. Resté seul avec Achille, j’abordai la question : « Gustave désire passionnément faire avec moi le voyage que je vais bientôt entretrendre ; sa mère, dont il est le compagnon assidu, s’oppose à ce que ce projet se réalise : ne peut-on lui expliquer que le séjour dans les pays chauds sera favorable à la santé de son fils et obtenir ainsi une autorisation de départ que seul, en qualité de médecin, vous pouvez lui demander ? » Achille me répondit : « Ce ne sera pas facile, mais j’essaierai. » Le hasard nous servit ; le docteur Jules Cloquet, qui avait été intimement lié avec le père Flaubert, était resté en correspondance avec la mère de Gustave ; à ce moment même et sans qu’il en eût été sollicité, il terminait une de ses lettres en disant : « Votre fils devrait voyager, ça lui ferait du bien. » Achille tint parole ; un matin, à déjeuner, Mme Flaubert, dont le visage semblait plus glacial encore que de coutume, dit à Gustave : « Puisque cela est nécessaire à ta santé, va-t’en avec ton ami Maxime, j’y consens. » Je me contins pour ne pas laisser éclater ma joie ; Flaubert devint très rouge et remercia sa mère.

Je m’attendais, de la part de Gustave, à une explosion d’enthousiasme ; il n’en fut rien : au contraire, cette autorisation de voyager, qu’il semblait désirer avec une intensité douloureuse, lui causa une sorte d’accablement dont je fus stupéfait. On eût dit qu’il y avait chez lui une détente subite d’aspiration et que son projet n’avait