Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/26

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus de prix du moment que l’exécution en devenait certaine. Cette observation, que je faisais pour la première fois, m’affligea ; j’eus lieu de la renouveler souvent, car le rêve le satisfaisait bien plus que la réalité. Il désirait les choses avec une ardeur qui allait jusqu’à la souffrance, se désespérait de ne les pouvoir obtenir, maudissait la destinée, nous prenait à témoin de son infortune, et dès qu’il était mis en possession de l’objet de ses convoitises, se trouvait déçu et s’en occupait à peine. « Plus grands yeux que grand ventre, » disait ma grand’mère, qui le connaissait bien et qui l’aimait beaucoup. Il avait dans l’esprit je ne sais quelle force lenticulaire qui grossissait les choses qu’il regardait à distance ; dès qu’il les saisissait, il s’en dégoûtait, car alors il les voyait dans des proportions amoindries. Il a passé sa vie à se jouer à lui-même la fable des Bâtons flottans, toujours dupe de la vision lointaine et s’indignant toujours d’être forcé de constater son erreur. Aussi il ne tarissait pas sur ce qu’il appelait la médiocrité des choses humaines. Il se montait la tête, comme on dit, il imaginait des splendeurs, des merveilles, des jouissances infinies, se trompait lui-même et accusait l’art, la nature, le plaisir de le tromper, parce qu’il avait rêvé qu’ils lui donneraient plus qu’ils ne peuvent comporter. Cette prédominance de l’imagination surexcitée par une existence solitaire, par la mauvaise habitude du travail nocturne, par un défaut de mesure naturel, lai ont valu des déconvenues fréquentes, qui parfois lui ont été très douloureuses. Lorsqu’on lui enlevait un sujet de plainte, on eût dit qu’il souffrait de n’avoir plus à se plaindre, et lorsqu’on le mettait en présence d’une action qu’il s’était désespéré de ne pouvoir faire, il semblait dire : A quoi bon ? s’en détournait et retombait dans sa rêverie. Souvent il répétait le mot de Michelet : « Il n’y a de tentant que l’impossible, » mais dès que l’impossible lui devenait possible, il le dédaignait. Je ne vois guère qu’une grande fortune qui eût pu le satisfaire ; et encore j’entends par fortune, non pas les richesses d’un banquier ou d’un souverain, mais le coffre des contes arabes, le coffre inépuisable qui toujours et de lui-même se remplit à mesure qu’on le vide. Il avait employé bien des heures à combiner ce qu’il appelait un hiver à Paris, fantaisie prodigieuse dans laquelle il avait mêlé les monstruosités de l’empire romain, les élégances de la renaissance, les féeries des Mille et une Nuits. Il prétendait avoir fait un calcul approximatif et disait : « Ce serait l’affaire d’une douzaine de milliards, tout au plus ! » Ces songeries s’emparaient de lui, l’immobilisaient et lui donnaient l’apparence d’un mangeur d’opium emporté dans sa vision. Il vivait au-dessus des nuages, la tête dans un rêve d’or. C’est là une des causes qui lui faisaient le travail si pénible. Il était toujours obligé de ramener son esprit, qui toujours s’en allait au-delà de son occupation