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dans le monde les intérêts d’une infinité de peuples. Vous pouvez dire que j’aime la France naturellement, mais que, si on me négligeait à présent, ce serait peut-être pour toujours et sans retour ; mais qu’au contraire, si l’on me gagnait, je serais en état de rendre à la monarchie des services plus importans que Gustave-Adolphe ne lui en a jamais rendu. Vous ferez mille civilités au cardinal, vous paierez paroles veloutées de paroles veloutées et les réalités d’autres réalités. Excitez, autant qu’il sera en vous, l’envie qu’ils ont contre l’Angleterre[1]. »

Outre sa mission officielle doublée, comme on voit, d’instructions secrètes, Camas avait encore, chemin faisant, une autre tâche à remplir, qui, celle-ci non plus, ne consistait pas sans doute, dans la pensée de Frédéric à enfiler des perles. A moitié route, entre Berlin et Paris, il dut se détourner pour frapper à la porte de Voltaire, qui séjournait momentanément à Bruxelles avec sa célèbre amie Mme du Châtelet pour veiller à un procès que la marquise soutenait devant les tribunaux flamands. Le prétexte de ce temps d’arrêt était de faire suspendre la publication commencée de l’Anti-Machiavel, que Voltaire avait confiée à un éditeur de La Haye. Je dis le prétexte, car l’éditeur s’étant absolument refusé à se dessaisir d’un manuscrit auquel la nouvelle dignité de l’auteur ajoutait un prix inespéré, Frédéric n’insista pas et ne parut nullement contrarié que ses élucubrations morales fussent appelées à voir le jour. Le vrai but de la visite de Camas, qui fut faite d’ailleurs avec ostentation, était de montrer à toute l’Europe lettrée que le poète couronné saluait la royauté littéraire avant toute autre. Camas le laissa si bien entendre et Voltaire se le laissa si bien dire que, quelques jours après, Frédéric pouvait lui écrire, sans craindre de paraître trop railleur : « Les lettres de Camas ne sont remplies que de Bruxelles. A juger par ses relations, il semble qu’il avait été envoyé à Voltaire et non à Louis. » Aux complimens était joint le cadeau d’un quartaut de vin de Hongrie, et Voltaire, dans ses Mémoires, raconte qu’il trouva « ce don liquide, » comme il l’appelle, fort au-dessous de ce qu’il attendait des largesses royales. Nul doute qu’il en eût préféré de plus solides ; mais s’il trouva le vin médiocre, quant à la flatterie du moins il la savoura avec avidité.

Derrière Camas, d’ailleurs, Voltaire était averti qu’il ; allait voir arriver Frédéric lui-même. Là même lettre lui faisait savoir que le nouveau roi Serait à la fin de l’été sur les bords du Rhin et lui donnait rendez-vous dans la ville de Clèves. Le motif de ce déplacement n’avait rien que de naturel. Le duché de Clèves, bien que détaché du reste des états prussiens, faisait partie par héritage du patrimoine

  1. Politisches Correspondenz Friedrich des Grossen, t. I, p. 8.