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de la maison de Brandebourg. Les rois de Prusse avaient, de plus, la prétention d’y joindre au même titre les duchés de Berg et de Juliers, à l’extinction de la maison palatine, dont le dernier titulaire, l’électeur régnant, était vieux et sans enfant. Il était donc assez simple que Frédéric vînt recevoir les hommages de ses provinces rhénanes, en même temps que veiller au maintien de ses droits éventuels. Mais outre cet intérêt qui était réel, il n’est pas défendu de penser que l’idée de se rapprocher de cette France, qui était encore le plus grand théâtre politique intellectuel et militaire de l’Europe, ne fût point étrangère à une résolution qui, bien qu’explicable, parut à tout le monde un peu hâtive.

Quand le départ du roi fut connu à Berlin, le bruit se répandit qu’il avait l’intention de pousser jusqu’à Paris. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’arrivé presque en vue de France, la tentation de voir de ses yeux une ville et une armée françaises devint si forte qu’il ne put y résister et qu’il conçut la pensée singulière de pénétrer incognito dans la ville de Strasbourg. Ce fut un incident qui fit grand bruit en son temps, et qui eut, comme nous l’apprendrons plus tard, dés conséquences qu’on ne pouvait prévoir et plus graves même qu’on ne l’a su.

En ce temps-là, en effet, l’Europe n’était pas sillonnée de chemins de fer, et les princes de tout rang ne la parcouraient pas à toute heure, comme aujourd’hui, sans grand appareil et sans exciter plus de curiosité que d’attention. L’équipée de Frédéric était donc très étrange pour l’époque et très difficile à tenir secrète ; à vrai dire, il n’y prit pas grand’peine. La suite dont il se fit accompagner, composée d’un de ses frères, le prince Guillaume, de deux aides de camp, deux chambellans et huit domestiques, était bien considérable pour un simple gentilhomme silésien, dont le passe-port ne portait que le nom obscur du comte Dufour. Encore ce passe-port fut-il dressé à la dernière heure sur la demande qui en fut faite par le gardien du poste de Kehl et scellé d’un cachet aux armes royales que le roi portait sur lui : circonstance qui n’échappa point aux assistans.

L’entrée de ce petit cortège dans la ville et sa descente à l’hôtel ou, comme on disait alors, au cabaret du Corbeau, fit donc sensation, d’autant plus que le personnage singulier qui était en tête demanda sur-le-champ qu’on lui fît grande chère et la meilleure possible, et qu’on allât chercher au café militaire voisin des officiers français qui voulussent bien souper avec lui. L’offre, de la part d’un inconnu, était cavalière, et l’hôtelier qui la porta fut accueilli par les rires des officiers attablés au café. Deux d’entre eux pourtant, capitaines au régiment de Piémont, qui se trouvaient peut-être déjà en pointe devin, se risquèrent à l’accepter, sans doute avec la pensée de se divertir aux dépens de la cuisine et de la pédanterie tudesques.