Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/27

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

présente. Il était insatiable, et ce qu’il obtenait lui donnait envie d’avoir ce qu’il ne pouvait obtenir. Comme je lui disais : « Enfin, nous remonterons le Nil ensemble, » il me répondit : « Oui, mais nous ne nous baignerons pas dans le Gange et nous n’irons pas à Ceylan, qui fut la vieille Taprobane ; » et plusieurs fois il répéta : « Taprobane ! Taprobane ! quel joli nom ! »

Il me déclara qu’il ne pourrait partir qu’après avoir terminé la Tentation de saint Antoine ; cela rejetait notre départ à la fin de septembre, au plus tôt ; j’accédai sans discussion à tout ce qu’il me demandait, et je revins à Paris. J’y étais à peine depuis huit jours, que Mme Flaubert vint m’y trouver. Je fus très surpris en la voyant entrer chez moi. « J’ai désiré causer avec vous, me dit-elle. On m’affirme qu’il est indispensable que Gustave passe deux années dans les pays chauds et que sa santé exige cette longue absence : je me résigne ; mais il y a d’autres pays chauds que l’Égypte, la Nubie, la Palestine et l’Asie-Mineure ; un tel voyage me semble bien fatigant et je prévois des dangers qui me troublent. Je viens donc vous demander de renoncer à votre projet et d’aller simplement vous établir pendant deux ans à Madère avec Gustave. Le climat est beau, lui sera favorable, et je ne serais pas tourmentée. » Je lui demandai si son fils connaissait la démarche qu’elle faisait près de moi ; elle secoua la tête négativement. Ma réponse fut très nette : Le voyage auquel je me préparais faisait partie de mes études ; il terminait en quelque sorte l’apprentissage que je m’étais imposé ; à aucun prix je n’y renoncerais. Ma réponse déconcerta Mme Flaubert, qui n’insista plus, mais je ne suis pas certain qu’elle me l’ait jamais pardonnée.

Pendant que je hâtais mes préparatifs et que Flaubert travaillait avec ardeur afin d’être prêt à partir au moment indiqué, l’assemblée constituante allait disparaître pour céder la place à l’assemblée législative. Le brouhaha électoral remuait la France ; les professions de foi les plus baroques couvraient les murailles ; on semblait deviner que la bataille décisive était sur le point de s’engager, chacun voulait y frapper son coup, et les partis qui divisaient le pays, — bonapartistes, légitimistes, orléanistes, fusionnistes, républicains doctrinaires, républicains démocrates, socialistes, — faisaient effort pour se trouver en présence dans la nouvelle assemblée. Louis de Cormenin se présenta dans le Loiret, qui avait huit députés à élire : il arriva le neuvième sur la liste. Il se produisit alors un fait peu connu et que je tiens à rappeler. Au lendemain de son échec, Louis fit publier la lettre suivante dans le Journal du Loiret, dont il connaissait le directeur : .« Mon cher ami, permettez-moi de me servir de la voie de votre journal pour remercier les quinze mille électeurs qui me sont restés fidèles. Trop modéré pour les