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dont la rage voulut raffiner mon supplice m’envoya dans ce désert, garrotté, nu et sanglait, ne se doutant pas que le ciel m’y préparait un trône. » — Mazeppa ne dit pas ce qui loi advint sur ce « trône : » son récit finit sur un trait d’humour byronien : « Le roi dormait déjà depuis une heure. » — Si Charles XII ne s’était pas endormi et si le noble lord avait soupçonné ce qu’on peut appeler la seconde légende de Mazeppa, le poème se fût sans doute enrichi d’un deuxième chant, encore plus dramatique que le premier ; mais celui-là était réservé à Pouchkine. Le poète anglais, manquant d’informations exactes, a dessiné une figure selon son rêve et n’a pu prétendre à faire revivre un caractère historique qui lui était inconnu. Là où le vieux Shakspeare, acharné à créer des âmes, eût fait palpiter un être de chair et de sang, Byron n’a pris qu’un magnifique sujet plastique. — Ceci est encore plus vrai du Mazeppa de Victor Hugo ; dans l’orientale consacrée au héros kosak, le personnage n’a que le rôle muet d’un mannequin de féerie, prétexte à décors éblouissans ; éblouissans, mais bien hasardés ; la couleur locale, ce dogme de l’école romantique, est cavalièrement traitée dans cette pièce. Des pédans pourraient demander au grand poète dans quel cauchemar géographique il voyait cette Ukraine, « désert aride » de « sables mouvans, » et « monts noirs liés en longues chaînes, » et les « grands vautours fauves, » et les « troupeaux de fumantes cavales ; » un indiscret pourrait s’étonner de voir le cheval farouche devenu soudain si docile aux exigences de la rime qu’il est « nourri d’herbes marines. » Ne soyons ni pédans ni indiscrets ; le poète nous répondrait avec ces beaux vers de la fin de son ode :

Il traverse d’un vol, sur tes ailes de flamme,
Tous les champs du possible et les mondes de l’âme.

Il nous demanderait pourquoi, si les Orientales sont fausses, elles chantent encore dans notre mémoire comme la plus délicieuse musique qui ait grisé nos vingt ans ; ou plutôt il ne répondrait rien ; comme ce Romain, il monterait au Capitole remercier les dieux de lui avoir donné du génie : nous l’y suivrions tous, et bien nous ferions.

Un poète russe, pleinement maître de son sujet, devait dépasser ses émules d’Occident et fixer à jamais la figure épique de Mazeppa ; dans le chef-d’œuvre de Pouchkine, elle revit avec cette vérité intuitive du grand art, parfois plus vraie que la vérité même de l’histoire, suivant la juste remarque d’Alfred de Vigny. Je voudrais donner une idée de ce poème de Poltava, qui reste l’un des meilleurs titres de gloire de son auteur : dans nulle autre de ses œuvres, il n’a obtenu de sa belle langue plus de solidité, d’éclat et de