Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/330

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mouvement ; nulle part, il n’a plus savamment épuisé toutes les richesses dramatiques d’un sujet, plus logiquement enchaîné des scènes où rien n’est dérobé à l’action et qui trahissent une secrète arrière-pensée de théâtre ; il faudrait bien peu de remaniemens pour que ces tableaux d’histoire vécussent au feu de la rampe. J’en voudrais traduire quelques fragmens, tâche décourageante, car notre prose française ne peut suivre ce mètre rapide, rassemblé sur lui-même, cette langue avare de mots, prodigue d’idées, qui fait penser à du Tacite en vers.

Le poème de Poltava prend Mazeppa au déclin de ses jours et à l’apogée de sa gloire. Au début du premier chant, le vieux Kotchoubey, un des grands chefs kosaks, est dans sa terre d’Ukraine ; seigneur magnifique et opulent à la façon des rois pasteurs, maître de grands troupeaux et de vastes labours. De tous ses trésors, un seul lui tient au cœur, sa fille Maria.

Elle est fraîche comme une fleur de printemps grandie sous l’ombrage d’un chêne, svelte comme les peupliers sur les collines de Kief. La grâce de ses mouvemens rappelle tour à tour l’élan rapide de la biche, le port du cygne sur les eaux désertes. Sa gorge est blanche comme l’écume du lait ; telles que des nuages sur le ciel, des boucles de cheveux assombrissent son front altier ; ses yeux ont l’éclat de l’étoile, ses lèvres le pourpre de la rose.

Mazeppa, tout chargé d’ans et de travaux, a porté au baptême l’enfant de son compagnon d’armes ; il l’a vue grandir à la table où l’on festoyait en racontant les anciens combats ; il se prend à l’aimer de l’impitoyable amour qui revient parfois aux vieux cœurs, a forgés au feu des passions. » Kotchoubey s’indigne à la demande de l’hetman ; il dit de lui, et presque dans les mêmes termes, ce qu’Hernani disait de don Ruy Gomez :

Ô l’insensé vieillard, qui, la tête inclinée,
Pour achever sa route et finir sa journée
A besoin d’une femme, et va, spectre glacé,
Prendre une jeune fille !

La jeune fille pense autrement ; elle est subjuguée par cette voix qui lui a conté tant d’exploits fameux : la gloire n’est-elle pas une éternelle jeunesse, la force une toute-puissante séduction ? Les parens repoussent une union, sacrilège aux yeux de l’église, entre la filleule et le parrain. Une nuit, on entend le sabot d’un cheval fuir dans la steppe… le lendemain, la chambre de Maria est vide. Kotchoubey s’éveille désespéré, déshonoré. Quelle sera sa vengeance contre le ravisseur ? Un coup de sabre ne la contenterait pas, il lui