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résultat complet. Quelle que fut la force des produits chimiques et de l’objectif employé, il fallait au moins deux minutes de pose pour obtenir un portrait, même dans les conditions de lumière les plus favorables. Si imparfait, si lent que fût ce procédé, il constituait un progrès extraordinaire sur la plaque daguerrienne, qui présentait les objets en sens inverse, que les « luisans » métalliques empêchaient souvent de distinguer. Apprendre la photographie, c’est peu de chose ; mais en transporter le fragile outillage à dos de mulet, à dos de chameau, à dos d’homme, c’était un problème difficile. À cette époque, les vases en gutta-percha étaient inconnus ; j’en étais réduit aux fioles de verre, aux flacons de cristal, aux bassines de porcelaine, qu’un accident pouvait mettre en pièces. Je fis faire des écrins, comme pour les diamans de la couronne, et, malgré les heurts inséparables d’une série de transbordemens, je réussis à ne rien casser et à rapporter le premier en Europe l’épreuve photographique des monumens et des paysages de caractère que j’ai rencontrés en Orient.

Tout entier à mes préparatifs, je vivais dans une activité fébrile ; je ne rêvais que palmiers, désert, et temples écroulés ; j’allais enfin réaliser un projet qui, depuis bien des années, me tenait en éveil, et pourtant j’avais le cœur lourd et mal d’aplomb, car ma grand’mère resterait au logis à m’attendre pendant que je m’en irais courir le vieux monde. Cela engourdissait ma joie et m’attristait plus que je n’aurais voulu le laisser voir. Je ne l’avais jamais quittée que pendant mes voyages. Elle avait veillé sur mon enfance, protégé ma jeunesse autant qu’elle l’avait pu, et m’aimait d’une de ces tendresses profondes que rien ne remplace lorsque la mort les a brisées. Malgré ses soixante-quatorze ans, elle était alerte, spirituelle, causeuse, infatigable à la marche, s’intéressant à toutes choses, et avait conservé une mémoire que j’interrogeais souvent pendant les soirées que je passais auprès d’elle. Il me semblait qu’elle était faite pour devenir centenaire, car rien n’avait encore affaibli son beau regard bleu, et c’est à peine si quelques fils d’argent se mêlaient à ses cheveux châtains. Je demandais trop à la destinée. Dans les premiers jours de septembre, ma grand’mère tomba malade, et ce que nous avions pris au début pour une indisposition sans gravité devint rapidement un mal incurable. Je ne la quittai point, et le petit lit portatif que je devais emporter en voyage me permit du moins d’être toujours près d’elle pour la servir. Flaubert était accouru ; Louis de Cormenin et lui m’assistaient pendant ces heures lamentables où l’on espère contre l’espérance et où les forces se décuplent dans le combat suprême qui n’est jamais qu’une défaite. Doucement, doucement, elle s’éteignit et rendit à Dieu une âme qui n’avait point prévariqué. Flaubert et moi nous restâmes à ses côtés pour faire la