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veillée funèbre. A ma prière, Gustave lisait à haute voix l’évangile selon saint Jean ; lorsqu’il en fut arrivé au chapitre XI et qu’il dit : « Il cria à haute voix : Lazare, viens dehors ! » il me sembla que la pauvre morte allait se soulever et me sourire. Je la regardai ; le pâle visage était immobile et la forme rigide se dessinait sous le drap ; tout était bien fini. Le dernier lien de la famille directe venait d’être rompu pour moi ; je restais seul, privé de ces grands amours instinctifs dans lesquels on peut toujours se réfugier. Je l’enveloppai dans un burnous blanc, qui, bien souvent, m’avait abrité pendant mes nuits de voyage, lorsque je dormais sur la terre nue, à la clarté des étoiles ; je passai à son doigt un anneau qui m’était précieux, et je la conduisis jusqu’à la demeure où l’attendait ma mère, qui fut sa fille. Alexandre Dumas fils a écrit une admirable parole : « Ceux que nous avons aimés et que nous avons perdus ne sont plus où ils étaient ; mais ils sont toujours et partout où nous sommes. » Rien n’est plus vrai. Ils vivent en nous, ils nous conseillent, ils nous modifient ; voilà longtemps que je le sais par expérience.

La mort de ma grand’mère ne changea rien à mes projets. Les soins d’une succession à recueillir n’étaient point pour me retenir ; un de mes amis voulut bien recevoir ma procuration et se charger de veiller à mes intérêts pendant mon absence. J’avais hâte départir ; l’appartement me semblait vide, et le souvenir qu’il me rappelait me le rendait insupportable. Notre départ ne dépendait plus que de Flaubert ; j’attendais son signal. Il le donna enfin en m’écrivant : « Je viens de terminer Saint Antoine ; arrive ! » Le lendemain, j’étais à Groisset, où Bouilhet était déjà installé. Flaubert avait tenu parole, et nous ne connaissions pas un mot de son nouveau livre ; il ne nous avait rien dit, ni du plan général, ni de l’œuvre en elle-même ; nous ne savions que le titre et notre curiosité était très surexcitée. Bouilhet et moi, nous avions souvent causé de ce fameux Saint Antoine, et chacun de nous l’avait imaginé à sa manière. Je me figurais que Flaubert écrirait en quelque sorte les mémoires, les confessions du saint qui fut si rudement tenté et qu’il profiterait de ce cadre pour faire une étude psychologique et approfondie. Bouilhet, qui était très fin et qui connaissait Flaubert jusque dans ses replis les plus secrets, secouait la tête et me répondit : « Le personnage est nul, mais l’époque où il se meut est des plus étranges ; tu verras qu’il se sera laissé entraîner à essayer une reconstitution du monde antique au IIIe siècle ; il aura cherché le parallèle entre l’église primitive qui s’établissait et l’empire romain qui s’écroulait. » Bouilhet et moi, nous nous trompions ; Gustave avait fait un mystère, dialogue en deux énormes volumes, qui était, non pas une réminiscence, mais une