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d’habitude un beau pacha à barbe blanche, vénérable, chargé d’honneurs et de richesses. Les parens de Matrèna repoussèrent avec horreur des projets sacrilèges et persécutèrent leur fille ; ils obtinrent le succès ordinaire : la persécution exaspéra les sentimens qu’elle croyait éteindre ; Matrèna se rebella, supplia Mazeppa de lui donner asile et se fit enlever par lui. Ici Pouchkine a pris quelques libertés avec l’histoire ; les traditions sont d’accord sur ce point que l’hetman respecta la fugitive et la rendit bientôt à son père. Mais les deux amans continuèrent à se voir en particulier ; Kotchoubey trahit plus tard leurs petits secrets dans la « chambre de question » et un greffier de justice enregistra cette pastorale pour la postérité. — Les maisons petites-russiennes sont toutes entourées de jardins, clos par des haies de treillis ; le tournesol, la fleur de prédilection du paysan russe, emplit ces vergers et masque les palissades de ses hautes couronnes d’or. C’était dans un de ces jardins, contigu à celui des Kotchoubey, que les entrevues avaient lieu ; on en convenait à l’avance par l’intermédiaire d’une messagère sûre, la bonne Mélachka ; quand la prisonnière espérait trouver ses surveillans en défaut, elle envoyait à l’hetman une boucle de cheveux ou ce collier de corail que les filles d’Ukraine portent au cou[1] ; c’était le signal du rendez-vous. La nuit venue, elle s’échappait sous les saules jusqu’à la palissade de l’enclos ; son amant pratiquait une ouverture dans l’échalier ; ils se racontaient leurs peines, hélas ! fort incommodément, à travers ce judas improvisé. Quand le manège se découvrait, la pauvre fille était battue, enfermée par sa mère ; une tendre correspondance venait alors la consoler. Les lettres de Mazeppa nous ont été gardées ; saisies avec tous les papiers de Kotchoubey lors de l’enquête, ces pages de l’idylle ukrainienne se sont fourvoyées entre les feuillets d’un dossier criminel. M. Mordovtzef[2] en a publié quelques-unes, d’un sentiment exalté et délicat, où l’on retrouve les traditions de la chevalerie polonaise. Veut-on voir quelles flammes demeuraient au cœur du vieil hetman ? J’hésite à traduire dans une langue plus arrêtée ce langage naïf, fait de petit-russien et de polonais, attendri à chaque mot par les diminutifs, où quelque chose d’enfantin tempère la chaleur de l’expression.

  1. Les paysannes petites-russiennes ont conservé l’un des plus pittoresques costumes de l’empire ; la chemisette bouffante, brodée en coton rouge de fleurs ou d’oiseaux fantastiques, la jupe et le tablier courts, en broderies de laine rouges et vertes, tombant au genou ; le dimanche, les jeunes filles portent au cou plusieurs rangs de colliers de faux corail et de verroterie ; sur la tête, un haut diadème de fleurs des champs, coquelicots, mauves et bluets ; deux longues nattes de cheveux tombent librement jusqu’à la ceinture, nouées par des fleurs ou des rubans. Au temps de Matrèna, les filles nobles portaient ce même costume, qui fait valoir l’élégance nerveuse de la race.
  2. Mordovtzeff, Znaménitia rousskia jenstchini.