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plantés par les deux amis ; jusqu’à ce jour elle parle aux petits-neveux des ancêtres suppliciés. Et la fille criminelle ?.. La tradition se tait sur elle. Un voile de ténèbres nous cache ses souffrances, sa destinée et son trépas. De loin en loin, quand devant le peuple du village résonne la chanson de l’hetman, quelque chanteur aveugle d’Ukraine parle un instant de la fille pécheresse aux jeunes Kosaks assemblés.

Et le peuple kosak ? Il ne survécut guère à son grand hetman en tant que société indépendante ; il n’en resta qu’un souvenir historique, des soldats volontaires et braves ; la Petite-Russie ne fut bientôt plus qu’une province de l’empire unifié, l’hetmanat qu’un grade militaire et un titre de cour. Il se trouva encore de libres compagnons pour relever le nom et les enseignes des vieux Kosaks ; mais la civilisation les repoussa devant elle vers l’Orient ; la république des bannis se reforma sur d’autres fleuves, le Don, le Volga et l’Oural. Pour la puissance russe, qui allait commander la Mer-Noire avant un demi-siècle, l’Ukraine n’était plus « le pays-frontière. » La carte positive des empires modernes n’admet pas les terres vagues et les fiefs de paladins. Ce fut l’erreur de Mazeppa, erreur puisée dans son éducation polonaise, de ne pas comprendre les exigences de son temps. Si même la fortune eût tourné à Poltava, s’il lui eût été donné de réaliser son rêve, il n’aurait réussi qu’à ébaucher pour un jour une seconde Pologne, gouvernée et compromise comme l’autre par une oligarchie désordonnée ; il se fût écoulé bien peu d’années avant qu’une révolte populaire ou un partage diplomatique emportât le fragile état des Kosaks. L’hetman ne devait pas régner, au sens où il le désirait du moins ; la poésie lui réservait à son insu un royaume plus enviable que ceux dont la politique dispose, plus impérissable à coup sûr. L’a-t-il mérité, ce personnage énigmatique, astucieux, cruel et traître, mais brave, généreux, éloquent, passionné ? Ne demandez pas le jugement de l’histoire sur cet homme singulier : le peuple le haït, les femmes l’aimèrent, l’église le maudit, les poètes l’absolvent : à moins que le train de ce monde ne change beaucoup, je crains bien que les femmes et les poètes n’aient toujours le dernier mot.


Eugène-Melchior de Vogüé.