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ennemis et dévoile leurs projets coupables. Comme saint Paul, il est mordu par une vipère sans en éprouver aucun mal ; comme saint François d’Assise, il apaise et convertit par sa parole un ours furieux ; comme saint François Xavier, il prêche en même temps dans deux pays que la mer sépare. Sa vie, écrite par Jamblique et d’autres platoniciens, devient tout à fait un supplément à la Légende dorée.

Qu’y a-t-il donc de vrai dans ce qu’on nous conte de lui ? Est-il possible de dégager de ce fonds merveilleux la physionomie réelle de Pythagore ? M. Lenormant l’a essayé après beaucoup d’autres, mais il est clair que, dans des recherches si incertaines, on ne peut jamais arriver tout à fait à se satisfaire. Ce qu’il y a de plus surprenant dans Pythagore, ce qui fait l’originalité de sa vie et de son œuvre, c’est qu’il soit sorti des spéculations pures où ses prédécesseurs s’enfermaient volontiers pour essayer de mener les hommes, et qu’il ait passé de la direction d’une école au gouvernement d’un état. Zeller fait remarquer qu’il y avait quelque temps déjà, quand Pythagore parut, que la philosophie grecque faisait effort pour devenir pratique[1], que les poètes gnomiques, qui sont des philosophes à leur manière, donnaient des préceptes pour la vie ordinaire, que non contens d’enseigner à l’homme son devoir, comme simple particulier, ils touchaient aux affaires publiques, qu’ils recommandaient aux citoyens la justice, la modération, le respect des magistrats, l’obéissance aux lois, vertus que ne pratiquaient guère les républiques de ce temps. C’est évidemment de cette tendance que sortit l’école de Pythagore. On ne sait pas au juste les raisons qui l’engagèrent à quitter la Grèce propre et à s’établir à Crotone. Ce n’était certes pas la vertu des habitans, car on nous dit qu’à ce moment Crotone était presque aussi corrompue que Tarente et que Sybaris. Elle ne résista pas pourtant à la parole du sage. On raconte que les Crotoniates l’écoutèrent avec faveur et se montrèrent disposés à se convertir. Mais voici en quoi consista surtout la nouveauté de son entreprise et ce qui en fit le grand succès : pour que sa réforme fût solide et que l’effet de sa parole pût durer, il eut la pensée de réunir dans une vie commune ceux qu’il avait ramenés à la vertu. Il pensait qu’on se soutient, qu’on se contient l’un par l’autre, quand on vit plus rapproché ; il voulait aussi que son association fût une sorte de règle et de prédication vivante qui enseignât aux profanes leur devoir par l’exemple. C’est ainsi que naquit l’institut pythagorique, dont les anciens nous ont parlé avec une

  1. Voyez la Philosophie des Grecs de M. Éd. Zeller, dont M. Boutroux a traduit le premier volume. Le dessein de Zeller est de prouver que Pythagore n’a rien emprunté à l’étranger et que son œuvre, dans son caractère et ses origines, est toute grecque. M. Lenormant est moins affirmatif, et il me semble qu’il a raison.