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intentionnelle de certains types ou idées directrices, c’est-à-dire de certaines formes constantes qui se reproduisent dans les êtres et déterminent leur espèce. Ce sont ces types qui, quand ils sont atteints, nous donnent le sentiment du beau. C’est sur ces types que se règlent non-seulement l’esthétique et la morale, mais même la logique et la mécanique ; les causes efficientes finissent ainsi par se subordonner, selon la pensée de Leibniz, aux causes finales, et même par s’y réduire. Le monde entier, dit M. Ravaisson, est l’œuvre d’une « beauté absolue qui n’est la cause des choses que par l’amour qu’elle met en elles, » et qui conséquemment n’est « efficiente » que parce qu’elle est « finale. »

De même, selon M. Lachelier, qui a combiné les idées de Leibniz avec celles de Kant, non-seulement nous ne pouvons pas agir, mais nous ne pouvons pas même penser, raisonner, induire, sans affirmer a priori la finalité universelle et conséquemment l’universel empire de la beauté. « Ne craignons pas de dire qu’une vérité qui ne serait pas belle ne serait qu’un jeu logique de notre esprit, et que la seule vérité solide et digne de ce nom, c’est la beauté[1]. »

  1. Du Fondement de l’induction, p. 92, 95, 98. Même doctrine dans la thèse de M. E. Boutroux sur la Contingence des lois de la nature. Rejetant l’universalité du mécanisme et des causes efficientes, encore admise par M. Lachelier conformément au kantisme, M. Boutroux tend à remplacer toutes les lois en apparence nécessaires par la contingence, qui elle-même a sa raison dans la finalité. « Selon cette doctrine, conclut l’auteur, les principes supérieurs des choses seraient encore des lois, mais des lois morales et esthétiques, expressions plus ou moins immédiates de la perfection de Dieu, préexistant aux phénomènes et supposant des agens doués de spontanéité. » (P. 192.)
    Dans son livre sur les Causes finales, qui parvient en ce moment à sa seconde édition, M. Janet, sans aller aussi loin que les philosophes qui précèdent et sans insister autant sur l’esthétique, n’en admet pas moins, lui aussi, une finalité universelle et un art universel, qui supposent un éternel artiste. La vraie cause finale, selon M. Janet, doit se définir a un effet prévu et qui n’aurait pas pu avoir lieu sans cette prévision. » Ou du moins, si l’effet n’est pas prévu formellement, « il est prédéterminé et, en raison de cette prédétermination, il est conditionné et commande la série des phénomènes dont il est en apparence la résultante. » (Causes finales, page 2.) M. Janet donne pour exemple de prévision obscure ou de prédétermination « la tendance de toute matière organisée à se coordonner conformément à l’idée d’un tout vivant. » (Pages 7-8.) — « Il y a, conclut-il, une sorte de géométrie des êtres vivans, indépendante de la mécanique, et qui ne semble pas avoir pour but un résultat utile. La symétrie, par exemple, est certainement un des besoins de la nature vivante… La finalité de plan chez les êtres vivans a paru si importante à un naturaliste célèbre, M. Agassiz, qu’il a cru que la preuve de l’existence de Dieu devait être cherchée beaucoup plutôt dans le plan des animaux que dans l’adaptation des organes : c’est, à notre avis, une grande exagération ; néanmoins il est certain que la création d’un type (même abstraction faite de toute adaptation) est inséparable de l’idée de plan et de but, et suppose par conséquent l’intelligence. La même loi qui nous a fait reconnaître la finalité dans toute composition régulière nous impose de la reconnaître dans le beau. La nature n’est pas plus artiste par hasard qu’elle n’est géomètre par hasard. » (Ibid., 248-249.)