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Ne sommes-nous pas dupes d’abstractions mathématiques quand nous supposons les corps en repos ? quand nous isolons ainsi un corps de l’ensemble de tous les corps composant l’univers, conséquemment de l’ensemble des lois qui déterminent la place occupée par chaque corps dans chaque point de l’espace, etc. ? La vraie différence entre un corps en mouvement et un corps en repos, c’est que le premier est seul réel et que l’autre est abstrait. Mais laissons les objections de ce genre et acceptons, à titre d’hypothèse plausible, la présence dans les corps d’un je ne sais quoi d’analogue à notre sentiment d’effort, de tension, de tendance. C’est là un mode de représentation commode, et le métaphysicien peut, jusqu’à un certain point, supposer qu’il existe dans la nature quelque chose d’analogue à l’effort humain ; mais comment ériger une pure hypothèse en un principe de métaphysique, surtout en un principe de mécanique ? Cette hypothèse, quoi qu’en dise Leibniz, n’éclaire aucunement la mécanique ou la physique ; en tant que telle, elle serait plutôt propre à l’obscurcir. De plus, une fois admise la supposition d’une activité quelconque inhérente aux êtres, il reste toujours à examiner si on peut passer de là à la finalité esthétique et morale.

C’est pour rendre plus facile ce passage que les disciples d’Aristote et de Leibniz, après avoir expliqué le mouvement par la tendance, font un second pas et expliquent la tendance elle-même par le désir. — Nouvelle hypothèse, nouvel anthropomorphisme introduit dans la métaphysique de la nature. Soit ; supposons encore qu’il y a en toutes choses du désir, ce qui est en effet la seule façon humaine de se représenter les opérations secrètes des choses. La question est toujours de savoir si on aura pour cela le droit de ramener le désir même à la finalité esthétique et morale. — Où il y a désir, nous dit-on, il y a un bien désiré, et ce bien, en tant qu’intelligible pour l’intelligence qui le contemple, est beau ; voilà donc la cause finale d’Aristote et, qui plus est, la cause exemplaire ou idéale de Platon. C’est là, répondrons-nous, aller bien vite. D’abord, il aurait fallu démontrer que la tendance présuppose réellement un bien désiré au lieu d’être elle-même le principe du bien. Cette démonstration n’a pas été faite. Le désir ou besoin peut avoir son origine dans une souffrance, et cette souffrance, produite par la simple pression du milieu, n’implique aucune idée, même obscure, d’un bien intelligible ou d’une beauté quelconque. De plus, nous ne savons toujours point en quoi consiste ce bien, au cas où il existerait ; or c’est là, pour la métaphysique comme pour la morale, le problème essentiel. Leibniz et ses continuateurs s’empressent de répondre que l’objet du désir est nécessairement la perfection, l’absolu, le bien suprême, la « beauté suprême ; » ont-ils donc démontré que ce bien n’est pas