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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/511

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brave et frivole qui achetait de bonne heure ses grades à l’armée et dans l’intervalle, entre deux campagnes, briguait des charges de cour, soit à une haute bourgeoisie, habituellement sortie de la robe, maîtresse de tous les emplois civils et qui avait sa place marquée dans les conseils. Une fois entré dans l’une ou l’autre carrière, on la parcourait d’étape en étape sans autre accident qu’un caprice de faveur ou un coup de feu reçu sur le champ de bataille. L’adversité avait jeté Belle-Isle en dehors de ces chemins battus. Son père, on le sait, était le troisième fils du célèbre Fouquet, le seul qui eût laissé une postérité. Sa mère était une fille de la noble maison de Lévis. Malgré cette illustre alliance, toute la famille de Fouquet ayant partagé la disgrâce de son auteur, c’était dans l’obscurité, presque dans la misère, que le jeune héritier de cette race proscrite avait vu le jour. Le souvenir de sa grandeur déchue avait de bonne heure allumé et irrité son ambition précoce. Tandis que tout lui rappelait que son aïeul avait disposé de la fortune de l’état, inquiété l’orgueil du roi et intéressé toute la France à sa ruine après l’avoir menacée de la guerre civile, devant lui la carrière était fermée, même à l’espérance. L’entrée de l’armée, où l’appelait son penchant naturel, lui était interdite, le roi ayant à plusieurs reprises rayé son nom d’une liste de présentation.

Lorsque enfin les instances de ses parens maternels lui eurent obtenu un poste inférieur, ce fut l’épée à la main qu’il dut conquérir tous ses grades. Il ne fallut pas moins qu’une blessure presque mortelle, reçue à Lille, pour le faire brigadier : « Furieux pas, dit Saint-Simon, pour le point dont il était parti. » Même après cet exploit, à peine s’il était admis à la cour, et Mme de Maintenon, qui le protégeait sous main, refusa toujours de le recevoir. La mort de Louis XIV lui rouvrit Versailles ; mais, pour y reprendre son rang, toute la souplesse, toute l’audace, toutes les ressources d’esprit d’un parvenu lui furent nécessaires. Il se fit protégé de l’indigne Dubois afin de grandir et monter avec lui. « Il passa, dit encore Saint-Simon, par toutes les portes, les cochères aussi bien que les carrées et les rondes. » Ainsi se formait en lui un mélange de qualités différentes où l’on reconnaissait l’empreinte de ses diverses origines. Hardi comme un chevalier, courtisan accompli et faisant son chemin auprès des femmes par des manières noblement insinuantes, il était en même temps travailleur et écrivain infatigable comme un homme de bureau, et l’on pouvait même surprendre en lui quelques traits héréditaires du financier. D’heureuses spéculations l’avaient fait passer en peu d’années de la misère à l’opulence : la plus habile fut l’échange qu’il sut obtenir de son marquisat de Belle-Isle (seul débris de la fortune paternelle) contre les comtés de Gisors et de Vernon. Il eut l’art de persuader au