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toi seul dois donner des ordres, je suis ton premier esclave. » Le capoudan-pacha parut satisfait et félicita Mehemet-Ali de sa soumission. Il fut convenu que le soir même, dans ce palais de Ras’Ettin, Mehemet-Ali, en présence des fonctionnaires et des officiers égyptiens présens à Alexandrie, ferait abandon de son pouvoir à Latif-Pacha, accompagne de son état-major. Mehemet-Ali fit appeler son chaouch, autrement dit l’arnaute de confiance qui lui servait de bourreau ; il lui dit : « Ce soir tu seras prêt ; on offrira le café ; lorsque je toucherai ma barbe, la tête de l’homme qui recevra sa tasse doit tomber. Tu entends ? » L’homme répondit : « J’ai entendu. » Le soir, à l’heure indiquée, Mehemet-Ali et Latif-Pacha se trouvèrent en présence l’un et l’autre étaient entourés d’une suite nombreuse. Il y eut assaut de courtoisie et, après les longues formalités du savoir-vivre musulman, Mehemet-Ali fit asseoir Latif-Pacha à l’angle droit du divan, qui est la place d’honneur. Derrière les officiers, le chaouch se tenait attentif. On apporta les tchiboucks et le café. Mehemet-Ali but le premier, pour prouver que la « mort n’était pas dans le vase, » puis il prit lui-même une tasse et l’offrit à Latif-Pacha, qui fit quelques objections de politesse et, se confondant en excuses, accepta. Au moment où il saisissait la tasse, Mehemet-Ali porta la main à sa barbe et, d’un seul coup, le capoudan-pacha fut décapité. Mehemet-Ali proposa de bonnes positions dans son armée à l’état-major turc, qui s’empressa de ne pas refuser. Les vaisseaux ne quittèrent plus Alexandrie et donnèrent un exemple que la flotte ottomane imita plus tard, au mois de juillet 1839, lorsqu’elle se donna sans condition au vice-roi d’Égypte. Cette histoire m’a été contée, en Nubie, au village de Derr, par un vieil Anatoliote qui se nommait Ha’san.Kachef et qui prétendait avoir été le témoin du meurtre. Je répète l’anecdote après lui, mais je ne la garantis pas.

Mehemet-Ali était mort le 2 août 1849, Ibrahim-Pacha, son, fils aîné et son successeur direct, était parti un an auparavant pour le paradis de Mahomet ! L’homme à qui était échue la vice-royauté d’Égypte était Abbas-Pacha, petit-fils de Mehemet-Ali. J’ai vu Abbas-Pacha pendant une audience solennelle où un nouveau consul-général de France remettait ses lettres de créance ; j’ai pu contempler ce souverain absolu, indépendant, de la Porte, dépendant de l’Europe, et dont la plus chère distraction était de mettre des colliers de diamans au cou de ses chiens. C’était un gros homme ventripotent, blafard, maladroit dans ses gestes, dont les jambes arquées semblaient trembler sous lui et dont la paupière retombait sur un œil vitreux. On s’empressait autour de lui, on se prosternait presque, on baisait le bas de sa tunique. Cette masse de chair était écroulée dans le coin du divan et parfois il s’en échappait un rire