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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/574

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saccadé qui ne déridait même pas le visage tuméfié par la débauche.

L’œuvre tentée par Mehemet-Ali restait incompréhensible à son successeur, qui ne s’en souciait guère et laissait tout dépérir. La plupart des hommes qui avaient apporté à l’Égypte leur force et leur bon vouloir étaient retournés en Europe. Cette colonie de la civilisation, composée surtout de Français, s’était enfuie de dégoût dès le début du règne d’Abbas. Tous n’étaient point partis cependant ; quelques-uns, liés par des contrats ou par des habitudes, retenus par la nécessité ou attachés à des travaux commencés, vivaient encore à Alexandrie, au Caire, et je les ai connus. Le plus célèbre d’entre eux était Soliman-Pacha, qui fut l’instructeur de l’armée égyptienne et le véritable vainqueur de Nézib. On a dit de lui que c’était un homme de guerre, il faut le croire, car il avait donné à ses soldats une discipline et une tenue remarquables. C’était un Français nommé Selves ; il était lieutenant en 1815 et fut mis à la demi-solde. L’ennui le prit, il était sans fortune, d’esprit aventureux, et vint en Égypte. Il dressa d’abord une compagnie, puis un bataillon, et enfin un régiment. On fut émerveillé ; on le nomma bey, c’est-à-dire colonel ; c’était le plus haut grade qu’un chrétien pût obtenir ; il avait de l’ambition et des convictions religieuses peu étroites ; il jeta le baptême aux orties, se fit musulman, comme autrefois le marquis de Bonneval, et devint pacha ; je crois même qu’il obtint la dignité de muchir, qui équivaut à celle de maréchal. Il ne manquait pas de finesse, et sous les dehors d’une bonhomie un peu bruyante, cachait une astuce que l’on disait redoutable. D’une amabilité empressée pour ses compatriotes qui traversaient l’Égypte, il leur racontait volontiers les sottises du vice-roi, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir vis-à-vis de celui-ci, — de son maître, — l’attitude aussi plate qu’on pouvait le désirer. Bon homme, du reste, et franchement « troupier, » quand il était en campement ou en tournée militaire ; assez froid et presque sur la défensive, lorsqu’il habitait son palais du vieux Caire, près du Nil, au milieu de ses serviteurs, par lesquels il se sentait épié. En subissant les diverses formalités que comportait son changement de religion, il avait sans doute fait quelque réserve in petto, car à sa table on buvait plus de vin de Champagne et plus d’eau-de-vie que d’eau pure. Il avait la taille courte, l’épaule large, la face replète et rougeaude, la voix brève, l’œil ironique et le geste vulgaire. C’était un soudard qui dans les grandeurs n’avait point trouvé la savonnette. Il ne cherchait pas ses mots, il disait les premiers venus et les première venus étaient souvent si gros qu’ils avaient peine à entrer dans les oreilles. S’il n’avait pas cru de voir renoncer aux boissons fermentées en l’honneur de l’islamisme, il n’avait en revanche point hésité à lui sacrifier la monogamie ; il avait un harem dont on disait quelque bien ; sous