un capucin de Béchari, qui passait pour médecin ; il avait saigné et purgé deux fois ce malheureux, auquel Flaubert avait administré du sulfate de quinine. Fièvre pernicieuse intermittente de Syrie ; on meurt infailliblement pendant le troisième accès. Sassetti avait eu le second la veille ; nous avions dix-huit heures devant nous pour entreprendre le grand combat. « Le sulfate de quinine doit produire dans l’organisme l’effet d’un coup de canon. » C’était le mot que Bretonneau m’avait dit à Tours trois ans auparavant et qui me revenait en mémoire. J’introduisis quatre-vingts centigrammes de sulfate de quinine dans un morceau de beurre dont je fis une boulette que le malade avala ; au milieu de la nuit, on lui en donna autant ; l’effet fut prodigieux. Le pauvre garçon tomba dans un sommeil comateux, qu’il secouait parfois pour dire : « Il y a trop de cloches ! » Il fut presque sourd et complètement abruti pendant une ou deux semaines, mais il fut sauvé, car nous avions coupé la fièvre avant le troisième accès.
Le supérieur de la maison lazariste établie à Tripoli était alors dans la succursale d’Éden ; c’était un Espagnol naturalisé Français et nommé Amaya. Sa distinction, sa foi indulgente, sa bonté et son instruction en faisaient un homme de haute valeur. Partout on l’eût remarqué, mais dans les montagnes du Liban, au milieu de prêtres maronites peu scrupuleux et de paysans, on était tenté de l’admirer. Le clergé indigène ne lui plaisait guère ; il estimait que les mœurs relâchées, la quémanderie et l’ignorance ne sont pas le fait des serviteurs de Dieu. Lorsqu’on lui parlait des habitans de la montagne, il levait doucement les épaules et répondait : « Ils se croient chrétiens, c’est quelque chose ; mais, en réalité, je les crois idolâtres. Je n’ai jamais pu les empêcher de se réunir, au printemps, sous les cèdres, et de s’y livrer à des pratiques abominables ; ils ressemblent aux Juifs qui, malgré les malédictions des prophètes, malgré les châtimens divins, allaient toujours sacrifier sur les hauts lieux. Lorsque je leur refuse l’absolution, leurs prêtres la leur donnent ; le lien qui les rattache à notre sainte religion est si faible que je crains sans cesse de le briser ; bien souvent je ferme les yeux par prudence et peut-être aussi pour ne pas voir. » Le cheik d’Éden était à sa résidence ; des lettres de Beyrouth l’avaient prévenu de notre arrivée ; nous allâmes lui faire visite en compagnie de M. Amaya. C’était alors un jeune homme d’une vingtaine d’années ; son visage arrondi, orné d’une faible moustache blonde, avait une expression à la fois douce et rusée qui n’était pas sans grâce. Il était très élégant ; son manteau en soie, rehaussé de broderies de vermeil, son turban en damas rouge parsemé de losanges d’or lui donnaient quelque chose d’affété et de féminin ; pour me servir du langage familier d’aujourd’hui, on eût pu l’appeler « le gommeux » du Liban. Il parlait assez bien le