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français, qu’il avait appris à Antourah, chez les lazaristes. Depuis le jour où il nous a reçus en nous aspergeant d’eau de rose et en brûlant des cassolettes devant nous, il a fait parler de lui et a fort occupé l’Europe de sa personne. C’était le fameux Joseph Karam, qui, dix ans plus tard, en 1860, souleva les Maronites, attaqua les Druzes, ne put venger les massacres de ses coreligionnaires, nécessita l’intervention de la France et finit par être expulsé du pays qu’il avait impudemment appelé aux armes. Il était très déférent pour M. Amaya, dont il baisait les mains avec une humilité toute chrétienne.

Le soir, Flaubert s’établit dans la maison des lazaristes pour veiller Sassetti, et j’allai coucher sous la tente. M. Amaya me dit : « C’est demain dimanche, nous célébrons la messe à sept heures du matin, la population des villages voisins s’y rend avec empressement ; je vous demande de vouloir bien y assister, ce sera de bon exemple. » Je répondis que je n’avais aucune objection à entendre la messe, mais que je demandais à être réveillé une heure avant, car j’étais si las et si courbatu que j’étais capable de dormir dix-huit heures de suite. On me promit de m’avertir en temps utile. Je m’étendis, tout vêtu, sur mon petit lit de camp et je ne fus pas long à partir pour le pays des rêves. Je dormais encore lorsque la portière de ma tente fut relevée ; j’ouvris les yeux et fus stupéfait. Devant moi, M. Amaya et Flaubert se tenaient debout ; à leurs côtés, en attitude suppliante, l’homme qui, la veille, m’avait refusé de l’eau ; derrière un jeune homme et une jeune femme qui paraissaient consternés ; plus loin, dans la cour qui précède l’église et où ma tente était dressée, une centaine de Maronites. Je me mis sur pied, et à ce moment toute l’assistance poussa un gémissement qui ressemblait à une prière et à une plainte. Je regardai Flaubert, qui écarta les bras et me dit : « C’est énorme ! » M. Amaya prit la parole : « Hier, l’homme que voici a refusé de vous donner à boire et vous avez maudit sa barbe ; les gens de son village l’ont su et ne veulent pas laisser entrer dans l’église un homme dont la barbe est maudite ; il a eu tort, il regrette sa mauvaise action ; je vous prie de lui pardonner. » Je répondis : « Non ! » — M. Amaya, se tournant vers le paysan, dit en arabe : « Le seigneur maintient l’anathème. » il y eut un cri de désolation. Le seigneur, c’était moi, et quel seigneur, palsambleu ! une veste en lambeaux, une chemise de flanelle plus trouée qu’une écumoire, et des bottes dont il ne restait plus que les éperons. L’homme s’agenouilla devant moi ; je le repoussai. M. Amaya m’approuva du regard et reprit : « La fille de ce malheureux devait se marier ; son fiancé, que voici, refuse d’épouser la fille d’un homme dont la barbe est maudite. » Le jeune homme