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propre, leur initiative et leur part incontestable. Dès que la lumière se fait en Italie, elle se répand depuis le nord jusqu’au midi ; — vers 1500, la petite ville de Lecce fut une Athènes, — et il n’y a pas jusqu’aux troubles et aux cruelles dissensions qui ne profitent à la diffusion des connaissances nouvelles. Quand les fuorusciti sortent en masse des villes ensanglantées, les plus illustres d’entre eux, poètes errans, bardes attristés, philosophes et jurisconsultes compromis, soldats d’un jour fidèles à leur parti et trahis par la victoire, tous s’en vont de cour en cour, de cité en cité, recevant l’hospitalité partout où ils passent, et ils laissent en échange un sillon lumineux.

Ce sera la gloire de la plupart de ces capitaines d’avoir accueilli à leurs foyers, et les proscrits de l’Orient et les victimes des luttes intestines. Il est évident que, si on veut les peindre au vif, sous les riches brocarts de leurs pourpoints et sous leurs nobles armures, on trouvera des hommes encore abrupts, et les héros des Trionfi qui entrent vêtus à l’antique par les brèches des villes prises d’assaut, descendront de leur piédestal. Mais si la douce civilisation n’a pas encore assoupli ces caractères, quelle chaleur généreuse en eux et quel brûlant désir ! Ils ont des gestes antiques et des pensers d’autrefois ; on dirait, en lisant la correspondance de ces capitaines avec les premiers Médicis, que cette antiquité, dont la plupart se sont épris, va recommencer, et, par le fait, l’Italie, l’antique souveraine, va ressaisir le sceptre et la domination du monde au nom de la forme et de l’idée. Quand l’Europe sort à peine des ténèbres, ces farouches capitaines s’avancent tenant d’une main l’épée et de l’autre le vert laurier ; et on est tenté, en face de tant de chaleur et de tant d’enthousiasmé, d’oublier leurs forfaits et leurs crimes. Quel que soit l’arrêt définitif de l’histoire, il est certain qu’il y a quelque chose de généreux et de fier dans cette race d’Atrides et qu’un souffle puissant les anime. L’un des plus illustres parmi ces condottieri, au plus beau siècle de l’histoire de l’Italie, a eu la pensée grandiose d’associer à l’immortalité de ses cendres les restes des savans, des poètes et des artistes qui avaient fait de sa cour un foyer de civilisation ; son trône s’est écroulé, sa dynastie est éteinte depuis plus de trois siècles, et cette immortalité que Sigismond Malatesta croyait leur dispenser en donnant un asile à leurs cendres dans son temple de Rimini, c’est, au contraire, le génie de ces « pensionnaires » qui va l’assurer à toute sa race.


CHARLES YRIARTE.