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denrées nécessaires à la subsistance du peuple et avec l’aggravation des charges militaires.

Comme leurs chefs, les ouvriers ont fait grise mine aux pressantes invitations qu’on leur adressait ; ils ne se sont pas laissé prendre à l’amorce. Ils sont prêts à se passionner pour les utopies riantes et savoureuses, pour l’Icarie, pour l’Eldorado, pour les pluies d’or, pour la vie grasse et l’écuelle profonde. Mais ils se sont plaints que, dans les utopies bureaucratiques de M. de Bismarck, il n’était question que de choses tristes et fâcheuses et que sa baguette magique ressemblait trop à une férule. Il les engage à se prémunir contre les futurs contingens, contre les accidens douloureux, contre les infirmités, contre les amertumes et le dénûment d’une vieillesse abandonnée. L’ouvrier qui ne raisonne pas vit au jour le jour, et en vérité le service militaire lui est moins dur que l’obligation de prévoir. Quant aux ouvriers qui raisonnent et qui sont nombreux en Allemagne, ils ont appris du maître d’école que, quand le ciel envoie sur la terre ces rosées fécondantes qui réjouissent les moissons, il ne fait que lui rendre ce qu’il lui a pris. Dans la séance du 4 février 1881, M. Eugène Richter disait au parlement prussien : « Ce qu’on nous propose est admirable ; mais où prendra-t-on l’argent ? » A quoi M. de Bismarck répondit qu’il faudrait augmenter les impôts indirects, en particulier l’impôt sur les boissons, et comme les métaphores hardies ne lui ont jamais fait peur, il ajouta : « Il faut aussi que le tabac s’ouvre les veines ; il n’a pas encore assez saigné. » Qu’ils raisonnent ou qu’ils ne raisonnent pas, les ouvriers se sont dit que pour les mettre à couvert d’accidens incertains, on commencerait par les condamner à des privations trop certaines. Le chancelier leur fait espérer que le jour où ils n’auront plus de bras ni de jambes, il leur donnera un titre de rente de 100 à 200 marks. Mais en attendant, ils paieront plus cher leur bière et leur tabac, et leur bien-être présent leur tient plus au cœur que de lointaines espérances. « Asseyez-vous tout près de moi, chère madame, et laissons la terre tourner, s’écriait le chaudronnier Sly ; nous ne serons jamais plus jeunes qu’aujourd’hui. »

Si les ouvriers ont accueilli froidement les propositions de M. de Bismarck, il ne pouvait se flatter de les faire agréer aux économistes, aux libéraux, à tous ceux qui estiment que le gouvernement ne saurait se substituer sans danger à l’initiative, à l’industrie et à la charité privées, que lorsqu’il étend trop ses attributions et sa compétence, il court le risque d’être rendu responsable de tout le mal qui arrive dans le monde, de la cuscute, de la sécheresse et de la grêle. Jadis M. de Bismarck prononçait ce mot juste et profond : « Il n’y a de société bien organisée.que quand chacun se charge de balayer devant sa porte. » Avant lui, un très grand Allemand, qui fut ministre du duc de