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discrétion. Il ne me disait jamais rien qui fût de nature à m’engager ou à me dissuader. C’était là pour lui en quelque sorte une chose secondaire. Pour lui, l’essentiel était le véritable esprit chrétien, inséparable de la vraie philosophie. Prêtre ou professeur de philosophie écossaise dans l’université lui paraissait la même chose. Il me faisait souvent envisager ce qu’une telle carrière a d’honorable, et plus d’une fois il me prononça le nom de l’École normale. Je ne parlai pas de cette ouverture à M. Gosselin ; car certainement la seule pensée de quitter le séminaire pour l’École normale lui eût paru une idée de perdition.

Il fut donc décidé qu’après mes deux ans de philosophie, je passerais au séminaire Saint-Sulpice pour faire ma théologie. L’éclair qui avait traversé un moment l’esprit de M. Gottofrey n’eut pas de conséquence. Mais aujourd’hui, à trente-huit ans de distance, je reconnais la haute pénétration dont il fit preuve. Lui seul fut clairvoyant, car c’était tout à fait un saint. Certes, je regrette maintenant que je n’aie point suivi son impulsion. Je serais sorti du séminaire sans avoir fait d’hébreu ni de théologie. La physiologie et les sciences naturelles m’auraient entraîné ; or, je peux bien le dire, l’ardeur extrême que ces sciences vitales excitaient dans mon esprit me fait croire que, si je les avais cultivées d’une façon suivie, je fusse arrivé à plusieurs des résultats de Darwin, que j’entrevoyais. J’allai à Saint-Sulpice, j’appris l’allemand et l’hébreu ; cela changea tout. Je fus entraîné vers les sciences historiques, petites sciences conjecturales qui se défont sans cesse après s’être faites, et qu’on négligera dans cent ans. On voit poindre, en effet, un âge où l’homme n’attachera plus beaucoup d’intérêt à son passé. Je crains fort que nos écrits de précision de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, destinés à donner quelque exactitude à l’histoire, ne pourrissent avant d’avoir été lus. C’est par la chimie à un bout, par l’astronomie à un autre, c’est surtout par la physiologie générale que nous tenons vraiment le secret de l’être, du monde, de Dieu, comme on voudra l’appeler. Le regret de ma vie est d’avoir choisi pour mes études un genre de recherches qui ne s’imposera jamais et restera toujours à l’état d’intéressantes considérations sur une réalité à jamais disparue. Mais, pour l’exercice et le plaisir de ma pensée, je pris certainement la meilleure part. A Saint-Sulpice, en effet, je fus mis en face de la Bible et des sources du christianisme ; je dirai, dans un prochain récit, l’ardeur avec laquelle je m’enfonçai dans cette étude et comment, par une série de déductions critiques qui s’imposèrent à mon esprit, les bases de ma vie, telle que je l’avais comprise jusque-là, furent totalement renversées.


ERNEST RENAN.