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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/809

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les uns, ni les autres ne s’apercevaient qu’en tenant sans cesse l’esprit d’une nation fixé sur un écueil immobile et sombre, sur une date fatidique, ils donnaient la tentation de tourner l’écueil, de supprimer la date. C’est ce qui arrivait. Le 2 décembre avait supprimé le menaçant inconnu. L’épée avait crevé l’outre et en avait fait sortir la dictature armée de toutes pièces, libre désormais de se couronner elle-même par les transformations plus complètes de la fin de 1852. la France, après avoir traversé trois ou quatre régimes, revenait par une autre révolution, suivie d’un autre dix-huit brumaire, à un autre 1804 ; elle se trouvait ramenée à ce second empire qui a duré dix-neuf ans sans se fonder, qui a passé par toutes les phases des gouvernemens d’omnipotence, — ostentations, prospérités décevantes, confusions et épuisemens, — pour finir par de nouveaux désastres, par une catastrophe dépassant la chute de 1815. Telle est l’histoire, avec ses étranges et tragiques retours.


I

C’est la destinée de M. Thiers d’avoir été, aux grands momens du siècle, dans toutes les situations, associé aux fortunes et aux disgrâces de la France parlementaire. Jeune homme, il avait été un des plus hardis soldats de cette opposition libérale de la restauration qui cherchait dans une révolution dynastique la garantie des droits constitutionnels. Homme fait, il avait représenté avec un éclat grandissant, avec l’autorité d’un chef de ministère ou d’un chef d’opposition, les mêmes idées de gouvernement libre. Arrivé à une plus complète maturité, il venait encore de défendre ces idées contre une révolution nouvelle en même temps qu’il défendait la société française, l’ordre universel ; il avait fait la guerre conservatrice avec passion, jusqu’à la réaction si l’on veut, sans séparer un instant dans sa pensée la défense sociale de la défense des institutions libres, du droit des assemblées. Et maintenant il était un des vaincus du coup d’état dictatorial, comme il avait été un des vaincus du coup d’étât populaire au 24 février 1848 ; il se trouvait enveloppé dans le désastre de ce régime parlementaire auquel il restait attaché jusqu’au bout.

Un des premiers, pendant la nuit du 2 décembre, il avait été enlevé dans sa maison et conduit à la prison de Mazas. Il n’y restait pas longtemps, il est vrai ; à peine quelques jours étaient-ils passés, M. Thiers sortait de sa prison pour être temporairement « éloigné » de la France. Son lot, dans la distribution des grâces du coup d’état victorieux, était un exil provisoire qu’il partageait avec quelques-uns de ses amis, M. de Rémusat, M. Duvergier de Hauranne, M. Jules de Lasteyrie, avec ceux qui auraient