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esprits de ce temps-ci n’aille à rien moins qu’à séparer l’homme de l’artiste, tout en moi, après l’examen approfondi de l’œuvre des maîtres, proteste en ce qui les concerne contre de telles doctrines, et notamment en ce qui touche Albert Dürer. Mais cette négation des participations actives de l’âme et du cœur à l’œuvre d’art fût-elle juste, je ne serais pas ébranlé dans mon admiration, bien moins encore dans mes impressions. Peu importe, dirais-je, qu’Albert Dürer n’ait pas analysé ses doutes ni ses douleurs ; qu’il n’ait pas voulu sciemment les transporter dans son art et par lui les transmettre aux autres hommes ; son témoignage, pour être naïf et inconscient, n’en a que plus de force et n’en est que plus vrai. Si son œuvre contient encore aujourd’hui une telle puissance d’émotion, c’est donc que l’âme du maître était bien pénétrée de cette émotion même. Un fait d’ailleurs prouve jusqu’à l’évidence qu’il avait conscience et qu’il possédait, outre les facultés spéciales de l’artiste, les facultés de sentiment et de jugement. N’a-t-il pas gravé de sa main, au beau milieu d’une de ses pages les plus étonnantes, d’une de ses plus saisissantes créations, ce mot si grave et si éloquent : Mélancolie ?

Mélancolie, c’est bien le mot qui résume sa vie et son œuvre, qui en affirme la signification. C’est pourquoi, si la tristesse est l’état habituel de votre âme, si vous devez vous éloigner des grands symboles de mélancolie, détourner vos regards des vastes espaces, des ciels et des mers sans fond, vous garder des visions voisines de l’infini que quelques hommes ont rapportées de l’abîme où ils avaient plongé ; en cet état où l’âme humaine est sujette au vertige, fermez l’œuvre de Beethoven, fermez l’œuvre d’Albert Dürer. Si, au contraire, la tristesse en vous n’est qu’accidentelle, vous pouvez le parcourir, cet œuvre, et l’étudier sans danger. Dès que le mal n’est pas profond, il est soulagé aussitôt qu’il est connu. On pourra donc trouver un certain apaisement à cette maladie morale, la mélancolie, en la contemplant dans l’action où l’a déployée et retournée sous toutes ses faces le maître de Nuremberg. Mais, — et ce sera ma dernière parole, — la pensée du grand artiste est contagieuse, les blessés et les tristes veilleront à ne pas s’y attarder.


ERNEST CHESNEAU.