Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/931

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

affection, — le probatime d’un Turc, le musselim de Roudnik, Aschin-Bey ; selon l’usage, ils s’étaient mutuellement promis de se prévenir si un danger les menaçait. C’était au printemps de l’année 1815. Un samedi, veille du jour fixé par les Serbes pour le massacre général des Turcs, Milosch va trouver son frère d’adoption, le musulman Aschin-Bey ; il le fait monter à cheval et le conduit jusqu’à l’extrémité du district. En ce moment, les insurgés plus impatiens que Milosch frappaient déjà leurs tyrans partout où il les rencontraient, dans les maisons, dans des embuscades, trop souvent aussi, hélas ! après s’être rendus et avoir reçu l’assurance d’avoir la vie sauve. Le frère d’adoption de Milosch eût été certainement mis en pièces si son probatime ne l’eût conduit à la frontière. Nous pourrions citer cent exemples de cette admirable amitié, qui rappelle ce que l’ancienne chevalerie avait de plus noble.

Il faut bien le reconnaître et le dire ici, sous la tyrannie turque comme sous le despotisme de Milosch Obrenovitch, la Serbie est restée très tard étrangère au développement intellectuel et matériel qui a fait de l’Europe occidentale le centre des lumières. L’ensemble de ses chants nationaux, de ses contes, de ses légendes constitue toute son histoire et toute sa littérature. C’est le peuple serbe en masse qui est son propre historien et son poète. Un Serbe illustre, ne au pauvre village de Trchitch, Vouk Stépanovitch Kavadjitch, a eu l’idée heureuse de faire connaître au monde savant la langue, les poésies nationales, l’histoire populaire et les coutumes de la Serbie. Voici un de ces chants magnifiques, traduit par M. Auguste Dozon, chancelier du consulat de France à Belgrade. C’est l’histoire de la belle Ikonia et du pacha de Zagosié. Elle est de l’époque où les haïdouks des montagnes osaient seuls tenir tête aux janissaires et aux pachas. « Le pacha de Zagosié écrit une lettre et l’expédie vers la plaine de Grahovo pour être remise aux mains du knèze Miloutine : « Miloutine, knèze de Grahovo, lui dit-il, prépare-moi un logement magnifique, fais nettoyer trente chambres pour mes trente braves, et procure-moi trente jeunes filles dans les trente chambres pour mes trente braves. Pour moi, fais décorer ta blanche tour, et que, là, soit ta chère fille, la belle Ikonia, afin qu’elle reçoive les caresses du pacha de Zagosié. »

« La lettre va de main en main jusqu’à ce qu’elle arrive à la plaine de Grahovo, aux mains du knèze Miloutine. En la lisant, les larmes lui tombèrent des yeux, et sa fille Ikonia, qui le voit, lui demanda humblement : « O mon père, knèze Miloutine, d’où vient cette lettre (que le feu consume !) pour qu’en la lisant tu verses des larmes ? Quelles nouvelles si tristes t’apporte-t-elle ? — Ma fille, belle ikonia, répond le knèze, la lettre vient de la plaine de Zagosié, du pacha maudit. Le pacha veut venir loger chez nous ; il me