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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/98

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sans spéculer sur cette chance ; mais si M. de Bismarck a cherché une occasion préméditée de conflit, il ne la trouvera pas. »

Tout en laissant une porte ouverte aux bonnes inspirations du cabinet de Berlin, M. de Moustier procédait à une évolution diplomatique. Il opérait un mouvement de retraite et déplaçait la question en se retranchant sur un terrain inexpugnable. Il maintenait les engagemens contractés par le roi des Pays-Bas, mais il laissait le traité de cession en suspens[1]. Il s’adressait aux puissances signataires du traité de 1839, non pas pour les rendre juges de l’abandon du Luxembourg à la France, mais pour les mettre en demeure de se prononcer sur la légitimité des titres qu’invoquait la Prusse au droit de garnison. Il renversait la situation ; il forçait le gouvernement prussien, lié par les protestations du parlement contre l’évacuation de la place, à comparaître devant un tribunal européen pour s’y expliquer et défendre ses droits. Nous avions perdu la première manche, il s’agissait de ne pas perdre la seconde. Il fallait se couvrir, ne donner aucune prise à M. de Bismarck et ne lui fournir aucun prétexte. Les explications avec M. de Goltz n’étaient pas à craindre. Il les redoutait, il se dérobait ; son ministre s’était chargé de trahir son secret. Il ne cherchait qu’à dégager sa responsabilité de l’insuccès des négociations et à la rejeter sur M. Benedetti. Il le représentait comme un obstacle à l’intimité des deux gouvernemens, et lorsque M. de Moustier lui démontrait, pièces en mains, combien ces insinuations étaient injustes et déplacées, il jouait la stupéfaction et disait que M. de Bismarck était pour lui une énigme, qu’il ne s’expliquait pas la persistance qu’on mettait à Berlin, malgré ce qu’il écrivait, à prétendre que M. Benedetti poussait à la guerre.

M. de Moustier jouait serré, il s’était retranché sur la défensive, il était décidé à ne céder à aucune provocation. Mais il ne pouvait répondre de Berlin. Il appréhendait une querelle d’Allemand. Il savait qu’un ambassadeur, quelle que soit la mansuétude de son caractère, ne peut tolérer certains procédés ni certaines paroles sans les relever. Il ne voyait pas sans crainte les rapports avec le président du conseil et notre représentant s’aigrir de plus en plus. Ils en étaient aux récriminations, ils échangeaient des billets où perçaient d’amers ressentimens[2].

  1. Dépêche de M. de Moustier à M. Baudin, 5 avril. — « Nous considérons toujours le roi des Pays-Bas comme lié envers nous par ses engagemens dont nous seuls pouvons le relever. Nous maintenons la situation sans la forcer et sans vouloir créer au roi des embarras nouveaux. »
  2. M. Benedetti, informé par un de ses secrétaires que des officiers avaient annoncé au club la mobilisation du 7e et du 8e corps d’armée, avait demandé des explications au président du conseil. M. de Bismarck l’avait mis en demeure de lui fournir le nom de ces officiers : c’était lui demander de jouer le rôle de délateur, il s’y refusa catégoriquement. Voici les billets qu’ils échangèrent à ce sujet : « Monsieur l’ambassadeur, le bruit dont fait mention votre billet d’aujourd’hui est aussi peu fondé que celui dont vous m’avez fait l’honneur de m’entretenir dans votre billet de dimanche. Je regrette d’ailleurs, monsieur l’ambassadeur, que vous n’ayez pas encore eu la bonté de me dire sur quoi se basaient les renseignemens que M. de Ring avait fournis et qui avaient donné lieu à votre interpellation précitée. »
    « Monsieur le président, je n’ai pas besoin de vous faire remarquer dans quel sentiment j’ai eu recours, en cette circonstance, à votre obligeance et à votre autorité, ni de vous rappeler que je vous ai désigné la réunion où ces rumeurs avaient été recueillies. J’aime à croire que vous voudrez bien me dispenser de vous fournir de plus amples renseignemens qui pourraient donner lieu à des mesures de rigueur. »