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Papou, un Anglais moderne d’un Breton contemporain de César. « On a obtenu ainsi un résidu prodigieusement mince, un extrait infiniment écourté de la nature humaine, c’est-à-dire, suivant la définition du temps, un être qui a le désir du bonheur et la faculté de raisonner.[1] » Voilà l’homme de la révolution, et le peuple est taillé sur le même patron. On le suppose composé de millions d’êtres absolument semblables entre eux, tous égaux, sans passé, sans parens, sans tradition, sans habitudes, comme autant d’unités arithmétiques, toutes équivalentes.

Cet homme, ce peuple imaginaire, on le croit raisonnable et même bon par essence. Le mal, dans la société comme dans l’individu, provient de l’éducation, de la tradition, des institutions qu’il faut renverser pour rétablir l’homme dans sa bonté et son intelligence naturelles. Tel est depuis Rousseau le dogme fondamental. L’homme est par définition un être sensible et raisonnable. L’homme du peuple en particulier est naturellement affectueux, touché par les bienfaits et disposé à les reconnaître. Aussi, dès la veille de 1789, « le gouvernement parle-t-il au peuple comme à un berger de Gessner. » La révolution éclaté en pleine églogue.

Il est triste, quand on s’endort dans une bergerie, de trouver à son réveil les moutons changés en loups. C’est ce qui devait fatalement arriver à la révolution. Pourquoi? Parce que, contrairement à l’optimisme des philosophes, l’homme n’est ni bon ni raisonnable par nature. A cet égard, M. Taine s’exprime avec autant de netteté et de décision qu’un théologien rempli du souvenir de la chute originelle. Un mystique, convaincu de l’incurable faiblesse de la raison humaine et de l’humaine vertu, ne serait pas plus catégorique; les motifs de la sentence seraient autres, le jugement ne serait pas plus sévère. « Ce que dans l’homme nous appelons la raison n’est point un don inné, primitif et persistant, mais une acquisition tardive et un composé fragile. Il suffit des moindres notions physiologiques pour savoir qu’elle est un état d’équilibre instable, lequel dépend de l’état, non moins instable, du cerveau, des nerfs, du sang et de l’estomac. » Et là-dessus, le philosophe se plaît à nous décrire en naturaliste le mécanisme compliqué des ressorts nerveux mis en mouvement par la plus simple opération mentale. Il suppute les milliards de cellules et de fibres du cerveau, il nous représente les millions de rouages qui, pareils à ceux d’une horloge, tirent et poussent à l’aveugle, chacun pour soi, chacun entraîné par sa propre force, chacun maintenu dans son office par des compensations et des contre-poids. « Si l’aiguille marque l’heure à peu

  1. Révolution, t. I, p. 183, 184 ; Cf. t. II, p. 383 et Ancien Régime, I, III, chap. II.