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près juste, s’écrie-t-il, c’est par l’effet d’une rencontre qui est une merveille pour ne pas dire un miracle, et l’hallucination, le délire, la monomanie qui habitent à notre porte, sont toujours sur le point d’entrer en nous. A proprement parler, l’homme est fou, comme le corps est malade, par nature. La santé de notre esprit, comme la santé de nos organes, n’est qu’une réussite fréquente et un bel accident[1]. » Quel prédicateur catholique ou calviniste, quel théosophe, de Pascal à Joseph de Maistre ou à Lamennais, a autant appuyé que ce rationaliste sur l’infirmité radicale de la raison humaine? Je ne veux pas insister sur les conséquences pratiques de pareilles vues, prises à la lettre ; elles pourraient conduire à la Politique tirée de l’Écriture sainte de Bossuet ou plutôt au Leviathan de Hobbes, que le sanglant spectacle de la révolution d’Angleterre avait amené à une pareille défiance de l’homme et du peuple. Ce que nous voulons rappeler, c’est combien M. Taine, sur ce point capital, est éloigné des idées du XVIIIe siècle, dont à tout prendre il est le fils et le continuateur; c’est comment, en politique, sa psychologie pessimiste le place a priori aux antipodes de la révolution et de l’optimisme du XVIIIe siècle. Toute la doctrine de la révolution, en effet, peut se résumer dans l’apothéose de la raison, à laquelle 1793 devait finir par dresser des autels et rendre un culte public. Cette bizarre religion révolutionnaire, en apparence enfantine et ridicule, n’était au fond que le symbole logique et le légitime emblème des croyances de la révolution et du XVIIIe siècle. Personne n’a moins dégoût que M. Taine pour le culte de Chaumette. A ses yeux, la raison, ainsi déifiée, n’est qu’une trompeuse idole que la science et la philosophie doivent renverser de son piédestal.

S’il est faux que l’homme soit raisonnable par essence, il l’est non moins que l’homme soit bon par nature, et cela pour des motifs analogues. Le maître de l’homme, selon M. Taine, ce n’est pas la raison, qui dans la conduite de l’individu et de l’humanité ne joue qu’un petit rôle. Les maîtres de l’homme sont avant tout le tempérament physique, les besoins corporels, l’instinct animal, puis les préjugés, l’imagination, la passion, l’intérêt personnel. Pour démontrer

  1. L’Ancien Régime, p. 312. Cette conscience de la débilité de la raison n’est pas nouvelle chez M. Taine. Déjà, en parlant de Hamlet, dans son Histoire de la littérature anglaise (liv. II, chap. IV), il opposait à la conception classique française de l’homme la conception naturaliste de Shakspeare : « Si Racine ou Corneille avaient fait une psychologie, ils auraient dit avec Descartes : «L’homme est une âme incorporelle servie par des organes, douce de raison et de volonté, dont l’action harmonieuse et idéale se développe par des discours et des répliques, dans un monde construit par la logique, eu dehors du temps et du lieu. » Si Shakspeare avait fait une psychologie, il aurait dit avec Esquirol : « L’homme est une machine nerveuse, gouvernée par un tempérament, disposée aux hallucinations, emportée par des passions sans frein, et déraisonnable par essence. »