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que l’homme n’est ni doux ni vertueux par nature, notre philosophe fait de nouveau, selon son habitude, appel à l’histoire naturelle et aux modernes théories scientifiques, qu’il retourne contre les apologistes de la nature humaine. « S’il n’est pas sûr, nous dit-il, que l’homme soit par le sang un cousin éloigné du singe, du moins il est certain que, par sa structure, il est un animal très voisin du singe, muni de canines, carnivore et carnassier, jadis cannibale, par suite chasseur et belliqueux. De là en lui un fond persistant de brutalité, de férocité, d’instincts violens et destructeurs, auxquels s’ajoutent, s’il est Français, la gaîté, le rire et le plus étrange besoin de gambader, de polissonner au milieu des dégâts qu’il fait. »

Avec une telle psychologie, on peut prévoir ce qui adviendra, le jour où la main imprudente des théoriciens de la révolution aura débarrassé l’animal humain des chaînes morales et matérielles, des entraves religieuses et politiques qui le liaient et le contenaient depuis des siècles. Que voit-on apparaître alors? Sera-ce le règne de la raison et de la vertu, prédit des philosophes ? Non assurément; si l’homme revient à l’état de nature, c’est à l’état de nature tel que le conçoit Hobbes, et non Rousseau; on verra le débordement du tempérament, le déchaînement de l’instinct, la souveraineté des passions et des convoitises. Ce qui surnagera dans l’homme nouveau, dans cet homme soi-disant libre, ce ne sera pas la raison, mais l’animal et la bête sauvage, juste l’inverse de ce qu’attendaient les naïfs libérateurs de l’humanité. Conformément à cette théorie, il n’y a pas à s’étonner que M. Taine aboutisse logiquement à voir surtout dans la révolution « un triomphe de la brutalité sur l’intelligence, un mardi gras meurtrier et politique, une formidable descente de la Courtille[1]. »

Cette vue, en effet, domine toute l’histoire de M. Taine. Ce qu’il représente de préférence, c’est, dès la convocation des états-généraux, l’émeute et les jacqueries, ce sont les emportemens de l’instinct animal, c’est la brusque éruption des appétits du corps et des âpres convoitises de l’esprit, c’est la fureur et la cruauté, l’orgueil et la présomption, tout le chœur sombre et bruyant des passions humaines. Cette peinture, il la fait avec une vigueur, un relief, un éclat incomparables; car, chez lui, il y a deux hommes qui se complètent mutuellement et travaillent l’un pour l’autre. Derrière le philosophe, il y a toujours l’artiste, un artiste d’une singulière énergie, un peintre de race à la brosse large et rude, violente et fougueuse,

  1. La Révolution, t. I, p. 138. Il est curieux de voir à quel point M. Taine se rencontre ici avec Carlyle, le mystique puritain anglais. Ce dernier avait déjà dit, dans sa French Revolution, t. I : « Ce qui restera, ce seront les cinq sens inassouvis avec le sixième sens insatiable (la vanité) ; ce qui restera, ce sera toute la nature démoniaque de l’homme. »