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lettre qui annonçait l’arrivée de l’ambassade extraordinaire, la pressa sur son cœur et la baisa avec respect. « Assurez le roi, avait-il dit, que je regarde comme un grand bien qu’il veuille nous aider de ses bons offices. Je me flatte pourtant, ajoutait-il d’un air railleur, que la bienveillance qu’il nous témoigne n’est pas du même aloi que celle que le roi de Prusse jurait l’autre jour à l’archiduchesse <[1]. »

Belle-Isle prit son parti d’agir de vigueur et de marcher droit sur l’obstacle : on lui signalait comme la principale difficulté l’opposition du neveu de l’électeur, le comte d’Elz, tout-puissant, disait-on, sur l’esprit affaibli de son oncle, et on croyait savoir même le chiffre exact de la somme que Colloredo lui avait donnée pour s’assurer de son concours. Belle-Isle le fit venir et lui posa sans détour, à brûle-pourpoint, l’alternative suivante : un million de livres déposé chez tel banquier qu’il indiquerait et qui pourrait être touché vingt-quatre heures après l’élection si le suffrage de l’archevêque était conforme aux vues de la France; si cette offre était refusée, le roi connaîtrait qui était son ennemi et, en cas de guerre, saurait s’en souvenir. On pouvait même prévoir l’éventualité où l’archevêque, qui était vieux et infirme, viendrait à mourir, et en ce cas on saurait bien rendre le séjour de Mayence intenable pour sa famille, qui n’y était pas populaire. Le neveu, tout étourdi de cette charge à fond de train, balbutia quelques mots sur les engagemens d’honneur qui avaient été pris avec Charles VI avant sa mort, puis finit par se rendre à discrétion, du moins en apparence, sous la condition que la transaction resterait enveloppée du plus profond secret. « Soyez tranquille, reprit Belle-Isle, je serai bien aussi discret que l’a été le comte Colloredo sur les cent mille francs qu’il vous a donnés. » Grande indignation du comte d’Elz, qui jura que c’était une calomnie. « Comment peut-on croire de pareilles choses? s’écria-t-il. Ne sait-on pas que le grand-duc de Toscane est un avare qui ne veut jamais rien payer ? » Là-dessus Belle-Isle, qui au fond ne tenait pas non plus à ce que le marché fût connu, termina l’entretien en avertissant son nouvel associé que, pour peu qu’il en laissât transpirer la moindre chose et surtout qu’un agent autrichien en eût connaissance, on lui enverrait de France par la poste un démenti public et catégorique[2].

En rendant compte de cette conversation au ministère, Belle-Isle exprimait la contrariété qu’il éprouvait de voir toujours opposer des engagemens de conscience aux offres sagement intéressées qu’il

  1. Blondel, résident de France à Amelot, 25 janvier 1741. (Correspondance de Mayence. Ministère des affaires étrangères.)
  2. Belle-Isle à Amelot, 8 avril 1741. (Lettre particulière, Correspondance de l’ambassade à la diète de Francfort.)